Pensées sauvages

Article suite au colloque

Pensées sauvages

Colloque international « Littérature, bien commun, et environnement », Rome, Sapienza Università di Roma et Institut Français de Rome, 9-10 novembre 2015



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Depuis la séparation entre « Nature » et « Culture » en Occident, la « littérature » a presque toujours été pensée dans son rapport à la culture et non dans son rapport à la nature. La relation de la littérature à la culture est une relation ambiguë d’appartenance (« la littérature fait partie de la culture ») et un rapport de fondation (« l’écriture fonde l’Histoire », elle légitime « l’historicité » des civilisations – par opposition aux civilisations prétendument « sans Histoire » car sans écriture – la « littérature » origine ainsi « la culture »). La révolution néolithique avec l’invention de l’agri-culture préfigurerait ainsi le passage de la Préhistoire à l’Histoire caractérisé par l’invention de l’écriture. Ainsi, deux fois dans l’histoire de l’espèce humaine, l’homme aurait quitté la nature pour la culture : dans un premier temps en passant de la forêt (de la chasse et de la cueillette des fruits sauvages de la nature) à la culture agricole, ce qui dans un second temps rend possible l’apparition de la ville et l’invention de l’écriture.

Mais d’autres pensées – dans la pensée chinoise mais aussi au sein de la pensée grecque – ont considéré au contraire que la culture n’était jamais qu’un surgeon de la nature, et que l’écriture était d’origine naturelle et non artificielle. Aucun dieu n’a créé la nature, de même aucun dieu n’a créé l’écriture. Aucun homme non plus. Ces pensées ont crû – ont pu croire et croître – dans l’idée de la nature elle-même, en faisant de la culture soit une seconde nature (authentique) soit une nature dénaturée (dénoncée comme artificielle). Les lettrés chinois taoïstes, poètes comme Li Po ou penseurs – auteurs d’apologues et de fables – comme Tchouang Tzi, vivent la nature comme le lieu d’être de l’écriture. De même, Démocrite et les épicuriens, Pyrrhon et les sceptiques, Diogène et les cyniques, vivent et pensent la culture comme une seconde nature.



Il est plus que temps de repenser conjointement la « Littérature » et la « Nature ». Essayer de penser le rapport de « la littérature » à « la nature » serait donc non seulement penser sa relation à la nature (comment la « nature » est traitée par ce qui par essence semble être la « culture »), mais surtout tenter de penser la « littérature » comme appartenance à la « Nature », ou plus en profondeur, comment la Nature (comme Tout englobant la culture et non s’opposant à elle comme un sous-produit) peut-être visible dans la littérature.





Ecrire, ne serait-ce pas aussi participer à la nature ? Réfléchir sur l’écriture, ne serait-ce pas également penser par nature ?

J’ai le soupçon que notre époque a besoin non seulement, comme l’on dit, d’un « retour à la nature », mais plus profondément, d’un ressourcement dans la pensée sauvage. Contre la monoculture totalitaire, contre les gens cultivés, nous avons besoin de croire à la nature sauvage et à un ensauvagement de la pensée, de l’art et de l’écriture. Nous avons besoin d’y croire car c’est ce qui nous manque et qui disparaît. Nous avons besoin de cet ensauvagement pour nous sentir encore pleinement vivants.



C’est peut-être une utopie. Mais c’est la nôtre, celle de notre temps – comme une dernière chance de survivre.





Il y aurait une solidarité secrète entre la pensée et la nature, entre l’écriture et la vie.

Cette solidarité secrète entre écriture et nature existe-t-elle encore ?





Je voudrais essayer de poser cette question : entre la sauvagerie disparaissant de la nature (revenant seulement de manière spectrale en catastrophes) et l’ensauvagement resurgissant de l’écriture, y a-t-il encore une place pour des pensées sauvages ?

Or, dans la pensée française, contre la tradition cartésienne, avant elle et après elle, il y eut une autre tradition, à la fois profondément littéraire et ancrée dans la nature, une écriture faite de pensées sauvages.

Je tenterai d’esquisser seulement quelques unes de ces pensées sauvages, qui relieraient la pratique de l’écriture à la pensée de la nature, en remontant le temps, en trois étapes qui furent trois pensées de la Nature mais aussi de l’écriture françaises : Lévi-Strauss, Rousseau, Montaigne. En elles, littérature et écologie trouvent leur origine commune.



1. Première pensée : la monoculture menace également la culture et la nature

Corollaire : la pensée sauvage favorise la polyculture. (Lévi-Strauss)



Tout est déjà dit dans le passage célèbre qui inaugure Tristes tropiques (1955) :



Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat1.



Constat terrible, qui définit notre époque : cette vision prémonitoire s’est réalisée au-delà de toute crainte, jusqu’à définir une nouvelle ère planétaire2. Mais il y a autre chose : Claude Lévi-Strauss parle ici de la civilisation comme d’une « nature ». Les civilisations sont des fleurs, dont les espèces sauvages disparaissent comme disparaissent les espèces variées issues de la diversité du règne du vivant. Il en va des espèces civilisationnelles comme des espèces végétales et animales. La monoculture qui caractérise notre époque est double : monoculture des espèces animales et végétales domestiquées et sélectionnées pour leur rendement ; monoculture de la civilisation contemporaine qui produit et reproduit de l’identique en masse en éliminant les civilisations vernaculaires. Il arrive désormais à la culture ce qui est arrivé naguère à la nature : les espèces sauvages disparaissent face aux espèces domestiques, qui elles-mêmes se raréfient au profit de l’espèce la plus répandue, la plus rentable, qui est aussi la plus pauvre en sens et la plus fade. De même, la nourriture intellectuelle s’appauvrit tout comme la nourriture du corps. La monoculture, monotone, monocolore : c’est ce que nous mangeons comme ce que nous lisons.



 Qu’est-ce que la pensée sauvage ? C’est à l’opposé chaque pensée rustique, autochtone, indigène, vernaculaire – non cultivée, non domestiquée, non domestique, non dominante, non dominatrice. Claude Lévi-Strauss, après avoir mis en épigraphe la phrase d’Ophélie, qui joue sur les deux sens en les différenciant en anglais (« and there is pansies. That’s for thoughts », Hamlet, Acte IV, scène 5),définit ainsi « la pensée sauvage » dans le livre qui en portera le titre :



cette pensée sauvage, qui n’est pas, pour nous, la pensée des sauvages, ni celle d’une humanité primitive ou archaïque, mais la pensée à l’état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée en vue d’obtenir un rendement.

[…]

Nous comprenons mieux aujourd’hui que les deux puissent coexister et se compénétrer, comme peuvent (au moins en droit) coexister et se croiser des espèces naturelles, les unes à l’état sauvage, les autres telles que l’agriculture ou la domestication les ont transformées, bien que – du fait même de leur développement et des conditions générales qu’il requiert – l’existence de celles-ci menace d’extinction celles-là. Mais qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, on connaît encore des zones où la pensée sauvage, comme les espèces sauvages, se trouve relativement protégée : c’est le cas de l’art, auquel notre civilisation accorde le statut de parc national3.



Chose nouvelle, la pensée sauvage n’est plus seulement la pensée des peuples « primitifs » (devenus « premiers » par euphémisme), mais elle caractérise le type de pensée qui, dans notre propre civilisation, devient protégé car lui-même éliminé par la pensée scientifique et technique dominante et par la culture de masse : l’art. Aujourd’hui, l’art n’est pas seulement menacé de domestication (comme dans les sociétés totalitaires) : soit il devient innocent, candide, domestique (réintégrant une domus familière et familiale) dans la société démocratique de masse, soit il demeure sauvage, mais à l’écart, préservé, protégé comme une espèce en voie d’extinction. Dans les deux cas, l’art est la part sauvage, secrète, originelle, forme de pensée naïve, native, naturelle – en voie de disparition. Qu’est-ce que le sauvage ? Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la littérature ? Comme aurait dit Blanchot : c’est l’indestructible qui est détruit – ou encore : la littérature va vers son essence, qui est la disparition.

Pour Lévi-Strauss la pensée sauvage se caractérise par deux traits spécifiques : elle privilégie une catégorie de signes, les symboles (qui fonctionnent par analogie : c’est une pensée analogique, imagée et magique), et elle est concrète (elle s’attache à la matière même du monde, s’intéresse aux propriétés concrètes de chaque élément de la nature et s’incarne dans des formes sensorielles). Il redéfinit ainsi un peu plus loin ce qu’il nomme pensée sauvage



Rattrapant ainsi, si j’ose dire, la pensée domestiquée, cette pensée que nous appelons sauvage […] se définit à la fois par une dévorante ambition symbolique, et telle que l’humanité n’en a plus jamais éprouvé de semblable, et par une attention scrupuleuse entièrement tournée vers le concret4.



 Ce que l’on a surtout retenu de cette définition de la pensée sauvage – ce qui est devenu célèbre, peut-être à tort, et qui a influencé certaines théories esthétiques – c’est la théorie du « bricolage » qui est développée ensuite. Ce n’est pas ce qui m’intéresse ici. Ce qui m’intéresse, c’est le choix du mot « sauvage ». Pourquoi le mot « sauvage » ? Le mot est bien sûr repris à son emploi au XVIème et au XVIIIème siècles (les peuples dits « sauvages » ou « barbares » de Montaigne, et les « bons sauvages » de Rousseau), mais ce qui est surtout intéressant c’est qu’il reprend chez Lévi-Strauss son sens originel, naturel. La nature du mot sauvage nous redécouvre, oublié, un mot de la nature. Le sauvage dit l’appartenance originelle à la nature comme le retour de l’art et de la pensée à l’énergie vitale qui les fait vivre. Le sauvage, silvaticus, est la forêt d’origine, la selve (silva) obscure où se perd Dante, la selva oscura, indéfrichée.

Le sauvage est la contrée obscure et originelle d’où nous procédons et où nous risquons et désirons en même temps de nous reperdre. C’est la terra incognita à la lisière du pays connu. Ce pays païen est la page noire de l’origine.

De même la page blanche de l’écrivain, feuille vierge d’une forêt d’avant les signes, est la selve du non-écrit. La page blanche d’origine est comme le pays noir de la forêt, couleurs inversées qui signifient la même chose – l’insigne qui n’est pas l’insignifiant mais la source de toutes les significations, le réceptacle de la signifiance, le vide d’où sourd toute énergie. Pagina, la page écrite, c’est le petit pagus, le pays micro-cosmique, sur lequel les signes sont rangés en lignes comme les vignes sur la surface du pays cultivé.

La forêt est la Nature.

La page, le pays, est la culture.



Le sauvage est l’inhabitable d’où nous venons pourtant, l’inhabité d’aujourd’hui, le champ non encore cultivé, que l’on doit traverser en allant d’un lieu habité à un autre lieu habité. C’est l’agros grec et l’ager latin – qui donneront plus tard l’agri-culture5. En grec moderne, άγριος (agrios) veut toujours dire sauvage. L’agriculture est à l’origine la mise en culture de la nature, la domestication néolithique des essences sauvages. À l’origine du passage de la nature à la culture, l’agriculture, qui est à son tour menacée de disparition par la civilisation industrielle puis post-industrielle, l’agri-culture, qui a perdu son sens, se retrouve aujourd’hui être le vestige oublié du sauvage.





2. Deuxième pensée : La Nature est née sauvage et cependant partout elle est dans les fers.

Question : peut-on imaginer un contrat naturel ?

Les Rêveries du promeneur solidaire (Rousseau)



a. La société de la Nature (5e Promenade)

Après avoir essayé de penser la nature de la Société, son origine dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et sa finalité dans Le Contrat social, désespérant de l’homme, de la société, de Dieu même, Rousseau fuit la société et exile son écriture et sa pensée dans la nature : ce sont Les Rêveries du promeneur solitaire. Les promenades solitaires remplacent le dialogue humain et leur souvenir emplit l’espace réflexif de l’écriture. La Nature a d’abord été pour Rousseau l’opposé de la Société, un refuge où se reconstruire et refonder son identité. Puis elle devient la société ultime. Il faudrait penser ce renversement qui institue la Nature comme société dernière. Au premier abord, on aurait pu croire que l’état de nature persisterait en quelque endroit caché de la Terre où la vie sauvage serait de nouveau possible, ne serait-ce que pour quelques élus – au moins en tout cas pour un seul. Jean-Jacques eût été celui-là. Mais c’est une utopie – parce que, pas plus que les individus, la nature n’a échappé à l’entreprise de domination sociale. L’exploitation de la nature par l’homme répond à l’exploitation de l’homme par l’homme. Elle la précède sans doute plus qu’elle ne la prolonge. Peut-être même qu’elle la fonde. Se retourner vers la nature pour échapper à la Société, l’élire à la place de l’humain, y rêver sa sociabilité, c’est une fuite qui apparaît dans un premier temps encore possible à Rousseau. Mais les Promenades vont finir par se rendre à l’évidence et annoncer déjà notre terrible constat : la société de la nature nous renvoie à la nature de la société. L’état de la nature interdit désormais l’état de nature.

On connaît la phrase initiale des Rêveries : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ». L’exclusion de la société (auto-exclusion : c’est Rousseau qui l’exclut sous couvert d’en être exclus), replace l’individu dans une solitude qui lui laisse d’abord comme unique société sa propre personne. Ainsi se creuse l’intériorité la plus intime de l’anachorèse. Mais en même temps elle rejette l’homme solitaire dans l’extériorité extrême : elle le redépose dans le cosmos – dans la Nature. Le face-à-face avec soi-même n’est vivable pour Rousseau que parce qu’il se double aussitôt de retrouvailles avec la nature. Le deuil de la relation sociale, s’il ne tue pas, rend l’homme à la forêt profonde des souvenirs et à l’ermitage dans la selve obscure. L’absence du lien social rend l’enfant sauvage et renvoie le vieillard à la sauvagerie de l’enfance. Sauvage, ce qui le sauve c’est la rêverie du temps perdu et le rêve du paradis perdu. 

Comment, pour réparer cette double perte, se font les retrouvailles avec la nature ? Et pourquoi la nature revient-elle en lieu et place de la société ? Après la mort-résurrection de la Deuxième Promenade, après cette extase révélatrice de la véritable nature de la Nature, la Nature n’est plus uniquement l’antonyme de la Société, elle tient lieu dans un premier temps de société : c’est la nature de l’Ile St Pierre au milieu du lac de Bienne dont la Cinquième Promenade explore et analyse la réminiscence. L’Ile St Pierre, à la manière d’un paradis perdu, est une Société de la Nature. La Nature dans un premier temps réintroduit la seconde personne, elle devient un substitut bienfaisant de la Société prédatrice :



Mais un infortuné qu’on a retranché de la société humaine et qui ne peut plus rien faire ici bas d’utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédomagemens que la fortune et les hommes ne sauroient lui ôter6.



Dans la Cinquième Promenade nous sommes encore dans le solipsisme, mais un solipsisme heureux qui est rendu possible seulement par l’environnement des objets naturels. Ce solipsisme a intégré l’altérité de la nature. La Nature est devenue un synonyme d’Autrui. La majuscule – N – du mot Nature la transforme en nom propre, elle signifie sa dimension personnelle, éthique. Entre Les Confessions et les Rêveries, la Nature a acquis une dimension personnelle conforme au Dieu personnel rousseauiste – même si Rousseau n’a jamais été spinoziste, ni panthéiste, et si deus sive natura n’est pas son credo, la Cinquième Promenade n’est pas si loin de l’Ethique de Spinoza . Après l’échec des Dialogues (le silence de Dieu relayant le rejet des hommes) la Nature est devenue plus qu’un refuge : seule amie, seule famille, seule société, seule religion – rien ne relie plus l’individu à la vie sinon la Nature. La relation à la Nature n’est plus seulement idéologique et esthétique, elle est devenue profondément éthique. La Nature est une personne. En temps de détresse, quand le lien social fait défaut, quand la Société se révèle une jungle où la guerre entre tous fait rage, c’est la Nature qui devient une société vers laquelle l’individu se tourne pour réapprendre l’altérité :



Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette Isle chérie […] Délivré de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s’élanceroit fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commerceroit d’avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de tems.



Non seulement la Nature est devenue le seul médiateur avec Dieu – par elle, par la Terre-Mère, passe désormais l’unique commerce avec les Célestes (ce qui sera repris par les Romantiques allemands) – mais c’est le rapport à l’humanité de l’homme elle-même qui va être ainsi sauvegardé. Le lien défait se refait dans la relation à la Nature : ainsi se retisse d’abord le lien religieux – le re-ligare de la religion est re-lié par le lien naturel – en lieu et place de la ligature religieuse sociale. Ainsi, par la même médiation peut-être pourra seulement se retisser le lien d’homme à homme, d’homme à femme, d’homme à enfant : le lien fraternel défait, le lien amoureux détruit, le lien pédagogique désappris.

Mais surtout, ce qui fait la réussite exceptionnelle de la Cinquième Rêverie, c’est le miracle du bonheur retrouvé. Après le risque du délire paranoïaque et l’envahissement même du texte des Rêveries par la maladie de la persécution, l’écriture atteint miraculeusement le bonheur perdu grâce à la rêverie sur la nature englobante. C’est bien sûr dans la promenade en barque sur l’eau du lac que le rêveur, isolé de l’île elle-même, regagne le paradis perdu. À ce moment du milieu de la Cinquième Promenade (qui est le milieu des Rêveries), en inventant cette prose poétique qu’il va léguer au romantisme, Rousseau réinvente l’écriture heureuse. Le bonheur de cette écriture heureuse est le legs ultime que le Rousseau solitaire, du fond de sa détresse, laisse sans le savoir aux hommes futurs. C’est l’alliance nouvelle avec la Nature qui a rendu possible cette écriture heureuse par l’entremise de la rêverie. Mais cela veut dire qu’il va falloir reconnaître la nature comme don dans lequel subsiste, persiste, survit, le vestige menacé de l’origine. Cette relation merveilleuse de la dérive en barque sur le lac est un retour vers l’origine. Elle est menacée parce que l’origine est ce qui toujours se perd, toujours s’oublie, toujours disparaît.



b. La dénonciation de la maîtrise et de la domination de la Nature : Septième Promenade

La Nature est le nom de notre origine : nous sommes nés de la nature. (natus) de la nature (natura : ce qui est à naître), l’homme est parmi les animaux le seul être dénaturé : tel est depuis le premier Discours le fond de la pensée de Rousseau. Natif de la Nature, l’humain a dénié cette nativité. Le lien religieux qui faisait de l’ancienne Nature le lieu du sacré a été détruit, il a d’abord laissé place à l’époque romantique (qui coïncide comme par hasard avec le début de l’époque industrielle) à un rapport de fascination poétique qui cherchait à équilibrer le rapport de domination politique qui a étendu l’emprise de l’humain sur ses congénères à l’empire total sur les espèces animales, végétales, et à la Terre entière. La Septième Promenade est sans doute un des premiers textes qui découvre cette domestication et réification de la Nature.

Le début de la Septième Promenade marque d’ailleurs une rupture avec le primat de la rêverie et de l’écriture comme moyens de survie. Le souvenir de la Nature, réactivé par l’écriture, cède la place à la relation présente à la nature réelle. La pratique de la botanique retrouvée tient lieu de thérapie. Là où la rêverie et l’écriture ne font que suppléer à la relation à un autrui absent (ce qui n’est pas sans rappeler le « funeste supplément » dont parlent les Confessions), la pratique de la botanique réintroduit un rapport réel à autre chose que soi. La première phrase de la Septième Promenade le dit immédiatement :



Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé et déjà je sens qu’il touche à sa fin. Un autre amusement lui succède, m’absorbe, et m’ôte même le tems de rêver […] Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture, et à la botanique pour toute occupation7.



Cette pratique de la botanique est bien un recours pour pallier la relation manquante à autrui. Quand Autrui est détruit, c’est au règne soi-disant inférieur du vivant que l’homme s’adresse : l’animal. Il y a chez Rousseau cette révolte anticartésienne (l’animal n’est pas une machine) qui fait déjà de l’animal un autrui. Très logiquement c’est donc l’animal qui semblerait devoir être recherché, mais l’animal sauvage et non domestique. Or l’homme a pris le pouvoir sur tous les autres animaux, et sa quête – même lorsqu’elle n’est pas une chasse – est une recherche de pouvoir. Non seulement l’espèce humaine a voué à la disparition les espèces sauvages, mais son désir de maîtrise et de domination a contaminé la nature même du savoir. La science est en passe de devenir elle aussi une prédation sans merci :



Pour les étudier par leurs mœurs, par leurs caractères il faudroit avoir des volières, des viviers, des ménageries ; il faudroit les contraindre en quelque manière que ce put être à rester rassemblés autour de moi. Je n’ai ni le goût ni les moyens de les tenir en captivité […] Il faudra donc les étudier morts, les déchirer, les désosser, fouiller à loisir dans leurs entrailles palpitantes ! Quel appareil affreux qu’un amphithéâtre anatomique, des cadavres puans, de baveuses et livides chairs, du sang, des intestins dégoutans, des squelettes afreux, des vapeurs pestilentielles ! Ce n’est pas là, sur ma parole, que J.J. ira chercher ses amusements.



L’homme préhistorique a imité les fauves, de charognard guettant les reliefs de repas des fauves il est devenu un fauve plus féroce que les fauves, puis avec le néolithique il a domestiqué ses proies et les a fait se reproduire pour devenir le premier carnassier de masse. Il a inventé l’élevage de la proie, il a inventé les abattoirs de masse, et parallèlement il a exterminé peu à peu toutes les autres espèces pour régner en maître absolu sur le règne du vivant. Et la science du vivant à partir du 18e siècle reproduit cette domestication et cette maîtrise dans son processus même, inaugurant le rapport anti-éthique au vivant – suivant le modèle de la physique galiléenne des forces qui a inauguré la maîtrise de la matière. 

Le choix de la botanique est en apparence le choix du moins vivant – mais c’est celui du plus sauvage. À l’époque de Rousseau, on pourrait croire encore que le règne végétal n’est pas entièrement domestiqué. Mais ce sont surtout pour Jean-Jacques les êtres dont l’étude scientifique ne nécessite pas l’arraisonnement, l’asservissement voire la mise à mort. Le choix de la botanique est motivé chez Rousseau par un rapport à la nature qui n’est pas un rapport de domination technique ni de maîtrise théorique. Ce n’est pas non plus un rapport de contemplation purement esthétique. C’est un rapport sensible, une relation d’existant à existant – et ce malgré l’éloignement dans l’échelle du vivant. Voici le paragraphe qui suit exactement le paragraphe cité précédemment sur la vision mortifère du pouvoir de la science moderne :



Brillantes fleurs, email des prés, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. Mon âme morte à tous les grands mouvements ne peut plus s’affecter que par des objets sensibles ; je n’ai plus que des sensations, et ce n’est plus que par elles que la peine ou le plaisir peuvent m’atteindre ici-bas8.



La sensation, le sensible : voilà le fonds de l’existence. Quand on est tout au fond du désespoir, on touche alors le fond de la vie, et le fonds de l’existence est l’unique ressource. Mais ce fonds n’est pas métaphysique, il n’est pas transcendant : il est la relation sensible à l’englobant dans son immanence, dans sa proximité, dans son immédiateté. Ne plus s’affecter que par des objets sensibles ; je n’ai plus que des sensations : voilà la grande leçon de la Septième Promenade. L’existant est le sensible. C’est justement par le sensible que se fera le plus facilement le passage de l’esthétique à l’éthique. L’éthique humaine est une sorte d’absolu, l’éthique animale est à réapprendre, curieusement le plus à notre portée pour commencer – pour recommencer – la relation à l’altérité, c’est une éthique du végétal, et du végétal le plus humble, minuscule, du simple – du terre-à-terre : du brin d’herbe. Après la chute qui provoque la perte de connaissance de Deuxième Promenade, quand la connaissance revient, qu’est-ce qui est reconnu en premier ? Tout est oublié, l’identité personnelle, le lieu, le moment. Le savoir a sombré dans la nuit. Seuls demeurent le ciel étoilé et la touffe d’herbe : « La nuit s’avançoit. J’apperçus le ciel, quelques étoiles et un peu de verdure » (Rousseau, 1959, p. 1005).



La connaissance ne sera plus désormais pour Rousseau qu’une reconnaissance de la nature, une reconnaissance envers la Nature. La botanique est pour lui cette reconnaissance à l’état sauvage. Ce n’est ni une domestication technique ni une domination théorique que vise l’engouement pour la botanique. Ce n’est pas non plus la constitution d’un paysage. Les promenades ne sont pas pittoresques. Elles ne visent aucun ensemble, elles n’encadrent pas, elles ne sont nullement géographiques. L’écriture ne construit ici aucun tableau, ne dresse aucune carte, elle ne s’intéresse pas au pays. Elle s’intéresse au détail, à l’objet infime, au minuscule, à l’insignifiant, au simple :



Je n’ai ni dépense à faire ni peine à prendre pour errer nonchalamment d’herbe en herbe, de plante en plante, pour les examiner, pour comparer leurs divers caractéres, pour marquer leurs rapports et leurs différences9



La promenade vagabonde privilégie le détail et le détour, elle erre, elle traverse, s’enfouit, se perd – sans bâtir de route ni même frayer de chemin. Juste le sentier des sensations qui ravivent le sentiment de l’existence. La botanique est ici la pratique du simple, elle est la recherche des simples. C’est un mode de vie que la recherche du Simple. Cette recherche n’est pas une soif de domination – fût-ce par le savoir – ce n’est pas un désir de connaissance, c’est tout simplement une recherche du bonheur : « Je ne cherche point à m’instruire : il est trop tard. D’ailleurs je n’ai jamais vu que tant de science contribuat au bonheur de la vie ». 

La Science (la connaissance, le savoir) n’a pas de rapport avec le bonheur. Il ne s’agit pas ici des Sciences de la Nature, mais d’une recherche éperdue du bonheur perdu. La Nature est pour l’homme ce qui a été perdu, la nature dans ses éléments les plus simples – les herbes, les fleurs, les arbres – est le vestige de cette Origine, son reste sur la Terre. Cueillir et recueillir les plantes c’est lire (legere) la nature et l’herbier est un livre écrit qui garde l’instant de la promenade et sauvegarde humblement chaque impression. « Cet herbier est pour moi un journal10 » note Rousseau, « maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier et bientôt il m’y transporte11 ». La nature est ce qui a permis de réunir l’écriture à la rêverie sans sombrer dans le solipsisme.

Mais cette nature n’est vraiment qu’un vestige, un reste, un ensemble de reliques menacées de toutes parts. C’est l’expérience racontée juste avant dans la Septième Promenade :



Je me rappellerai toute ma vie une herborisation que je fis un jour […] insensiblement dominé par la forte impression des objets, j’oubliai la botanique et les plantes, je m’assis sur des oreillers de Lycopodium et de mousses, et je me mis à rêver plus à mon aise en pensant que j’étois là dans un refuge ignoré de tout l’univers […] Tandis que je me pavannois dans cette idée j’entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnaître […] Surpris et curieux je me lève, je perce à travers un fourré de broussaille du coté d’où venoit le bruit, et dans une combe à vingt pas du lieu même où je croyois ête parvenu le premier j’apperçois une manufacture de bas12.



L’île déserte n’était qu’un vestige, une trace de Nature menacée d’effacement par la main mise de l’homme. C’est le problème de la relation à établir avec ce qui reste de la Nature qui est posé d’un seul coup. On peut, on doit inverser la vision habituelle que nous avons du rapport entre l’homme et la nature. Le rapport politique – rapport de pouvoir, d’exploitation de la nature – et la relation poétique – sublimation qui est la contrepartie de la toute-puissance sur la Nature – doivent être conditionnés, délimités, repensés, par un lien éthique : celui d’une espèce qui doit comprendre que sa survie est plus que jamais liée à la reconnaissance de son origine qui chaque matin et chaque nuit resurgit sous les traits d’un Autrui étrange et intime à la fois : la Nature.

Il nous incombe désormais, puisqu’aujourd’hui ce n’est pas seulement la face de la Nature qui a été bafouée, défigurée, déniée – mais que la nature est dénaturée comme l’humain est déshumanisé – d’imaginer une sorte de contrat naturel13.

Il devrait commencer ainsi : La Nature est née sauvage et cependant partout elle est dans les fers.

Ce pacte neuf avec la Nature est-il pensable ? Est-il réalisable ? A-t-il seulement un sens ? Rousseau implicitement nous convie déjà à ce nouveau contrat. Il rêve dans ses promenades à une sorte d’alliance nouvelle, entre lui-même et la nature, à défaut de l’espèce humaine. Ce contrat ne se passerait plus entre les hommes. Ce pacte n’est plus fait non plus avec Dieu. Ce n’est plus un contrat social et ce n’est plus un pacte religieux. Peut-on pour autant parler de « contrat naturel » comme il y avait un contrat social ? Peut-on tenter d’inventer une autre politique de la Nature et imaginer une poétique qui ne soit pas uniquement esthétique, en refondant politique et esthétique sur une éthique qui échappe aussi bien au risque du sacré qu’au danger de la profanation ? Rousseau est peut-être le premier penseur occidental à avoir esquissé ces questions – et pas seulement théoriquement, mais dans la proximité de chaque jour avec les traces de la Nature, dans la promenade-rêverie-écriture qui les rassemble dans son ultime recueil. Cette relation à la Nature comme si elle était la Personne dont dépendait sa propre survie, Rousseau la redécouvre pour lui mais en même temps nous la découvre pour nous qui avons depuis fait l’expérience historique à la fois de la défaite de la Société et de la menace de disparition totale de la Nature elle-même.

Croyant n’écrire que pour lui-même, Rousseau nous parle à nous, les derniers Terriens, sans le savoir, dans les Rêveries du promeneur solitaire – car nous sommes désormais en tant qu’espèce aussi solitaires qu’il l’était en tant qu’individu. Après le fourvoiement de toutes les idéologies politiques, après le désastre des sociétés totalitaires qui furent l’aboutissement de l’Histoire du 20e siècle (leur succès est encore aujourd’hui le grand impensé de la civilisation globale contemporaine dont le fondement demeure l’attraction totalitaire induite par la massification qui agit comme une force gravitationnelle incoercible conduisant à l’asservissement volontaire ou non), nous avons l’impression qu’aucun salut ne pourra désormais venir de la Société. Le dernier Rousseau, celui des Promenades, nous parle à nous aujourd’hui car dans cette détresse du politique, l’ultime recours est simplement de refonder le lien en perdition avec la Terre elle-même. L’homme s’est attaqué à la Terre elle-même, épuisant ses ressources et menaçant de destruction totale la planète. Les hommes ont oublié qu’ils étaient les Terriens et rien d’autre – peut-être ne l’ont-ils jamais su. Ils ont oublié que l’homme – homo – est né de la terre – humus – et qu’il doit sous peine de disparaître en tant qu’espèce réapprendre l’humilité. Sans doute devons-nous sous peine de disparition être humbles face au reste de la planète : ce reste non seulement doit être préservé, mais il doit être respecté en tant qu’être en lequel nous sommes obligés de nous reconnaître. Le parcours des Rêveries est un parcours de la reconnaissance de la Nature. Cette reconnaissance devient première par rapport à sa connaissance. La promenade est d’abord un départ en reconnaissance de la nature dans ses éléments les plus simples et les plus communs. La touffe d’herbe de la Deuxième Promenade en est le symbole le plus remarquable. Cette reconnaissance n’est ni une vérification du savoir ni une recherche d’une nouvelle connaissance. Elle est la reconnaissance d’une dette vis-à-vis de la Nature. Cette dette est tout simplement l’assignation à la nature de la création continue de la vie. C’est ce que l’on dit très simplement quand on dit que la Nature est notre mère (formule très rousseauiste). La Nature est le nom de notre naissance, le lieu perdu de notre origine. La dette est la reconnaissance de ce que l’on doit à ce qui vous a donné le jour. Ce n’est pas seulement le substitut évident dans le cas de Rousseau de la mère morte à la naissance. C’est la reconnaissance envers ce qui continue de garantir au présent et pour l’avenir notre propre survie. C’est ce nouveau rapport éthique avec la Terre (c’est le nom qui convient sans doute mieux que Nature à l’Unité dont nous faisons partie) que nous devons instaurer sous peine d’extinction. Comme toujours en éthique, la reconnaissance est une question de vie ou de mort. La reconnaissance est plus que la gratitude – très présente dans la Septième Promenade qui remercie en quelque sorte la nature par la pratique de la botanique comme une éthique – c’est la réponse au don primitif : la reconnaissance est le contredon qui en rétablissant la parité avec le donneur répare sa mortalité. La Nature est le Nom de ce qui donne la vie, la reconnaissance consiste à la préserver en retour de la destruction qui la menace et nous condamne nous-mêmes à mort. Cette question de vie et de mort est aussi celle de l’espèce humaine elle-même. Ce que Rousseau est un des premiers à avoir compris, c’est que la Nature elle aussi est mortelle. Le nouveau contrat naturel est une garantie de survie, le pacte neuf qui doit être passé avec la Nature passe par elle car notre vie procède de sa vie, et sa mort est notre mort.

Mais ce nouveau pacte est bien autre chose qu’une relation unilatérale avec la Nature : c’est surtout la seule possibilité qui nous reste pour réapprendre le lien à autrui et réparer le lien social détruit. Cette relation avec la non-personne qu’est la Terre est le seul moyen de ré-instaurer après le désastre de l’Histoire, le lien perdu avec l’autre homme. Ce qu’il faut espérer c’est que cette éthique terrestre soit médiatrice du rapport à autrui. La Nature chez Rousseau n’est pas encore totalement médiatrice avec autrui, mais elle apparaît à partir de la Cinquième Promenade et l’utopie de l’Île St Pierre comme le lieu de reconstitution d’une micro-société. La nature toute simple de l’Île St Pierre est l’opérateur externe, périphérique, d’une possible remédiation sociale. La Nature est d’abord devenue un Tu, une seconde personne qui est le visage propre du vivant dans la Deuxième Promenade – et puis elle devient le Tiers indispensable au réapprentissage d’autrui, ou peut-être même à son apprentissage (dans l’éducation par exemple). Le recours au plus proche – la terre – qui apparaît à l’humain le plus lointain dans la chaîne du vivant, est le plus long détour mais aussi le dernier qui nous reste pour parvenir à l’autre homme : notre frère, notre prochain, notre ami, notre société – c’est le terrien. Tous les terriens sont désormais des promeneurs solitaires qui doivent inventer la fin de leur destin en rêvant la Terre comme leur seule destination.



3. Troisième pensée : le vrai savoir est saveur, la littérature est une question de goût

Conséquence : écrire librement, c’est pratiquer la pensée sauvage, la liberté de l’écriture relève de la nature et non de la culture (Montaigne)



Le premier qui en français médite ce retour-amont vers la pensée sauvage et qui en fait un chemin d’écriture fut sans doute Montaigne. On sait l’intérêt qu’il porta aux peuples dits « sauvages » découverts en son siècle dans le Nouveau Monde. On n’en a pas toujours bien mesuré l’importance quant à son idée de la nature. Or Montaigne fait le lien immédiatement :



 Ils sont sauvages, de mesmes que nous appelons sauvages les fruicts que nature, de soi et de son progrez ordinaire, a produicts : là où, à la verité, ce sont ceux que nous avons altéres par nostre artifice et detournez de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vrayes, et plus utiles et naturelles vertus et propretez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-ci, et les avons accommodées au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant la saveur mesme et delicatesse se treuve a nostre gout excellente, à l’envi les nostres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gaigne le poinct d’honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout estouffée. Si est-ce que par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprinses14



Tout est déjà dit, beaucoup plus directement que chez Lévi-Strauss, beaucoup plus profondément que chez Rousseau. La pensée du sauvage est une pensée de la nature et la pensée de la nature est une pensée sauvage. Sauvage est pris par Montaigne dans son sens naturel : ces « sauvages » s’opposent à nous comme les plantes sauvages s’opposent aux plants cultivés. Comme les fraises sauvages n’ont pas la même saveur que les fraises cultivées, leurs manières de vivre, naïves, natives, ont un goût d’origine que nos mœurs policées ont perdu. Notre civilisation domestique réside dans la domus qui s’oppose à la selve d’où sort le premier homme errant. La civilisation est toute dans l’habit, dans l’habitation, dans l’habitude – là où le sauvage va nu, nomade, itinérant. Dans l’adresse au lecteur, Montaigne nous confiera son désir de nudité dans la peinture de soi – pensée sauvage inaugurale – et le mode de voyager que l’on devine dans son Journal de voyage appelle le désir d’une itinérance mimétique des contrées traversées.

D’autre part Montaigne remarque déjà l’inversion qui peut toujours être faite dans la valeur donnée aux termes : si l’on connote négativement le sauvage, on peut fort bien le retourner pour désigner le civilisé qui pratique la guerre, l’injustice, l’inégalité, dans des proportions bien plus grandes que le soi-disant « sauvage ». La réflexion sur la sauvagerie annonce celle, plus célèbre, ethnologique, sur la barbarie (« chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ») :



Ces nations me semblent donq ainsi barbares, pour avoir receu fort peu de façon de l’esprit humain, et estre encore voisines de la naïfveté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores, fort peu abastardies par les nostres […] nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul metal ; nul usage de vin ou de bled (Ibid. p. 206).



La force de Montaigne est ici surtout de voir tout de suite le rapprochement entre la proximité avec la « Nature », l’absence de « culture », et l’absence d’agri-culture et de métallurgie. La vigne et le blé notent le passage de la nature à la culture comme le métal dénote le passage de la chasse à la guerre. La métallurgie joue d’ailleurs un rôle crucial dans la révolution de l’agriculture aussi bien que dans l’évolution de la guerre. La nature se définit pour lui déjà comme chez Rousseau par un état d’avant l’irruption de la catastrophe historique – liée au début du néolithique, avènement de l’agriculture qui va de pair avec l’âge du fer, la naissance des villes et des premiers empires.



 Montaigne va au-delà de Rousseau, en direction de Lévi-Strauss, en opérant également l’inversion symétrique qui avoue que, lorsque l’on parle des hommes, toute nature est déjà profondément une culture. Et de même que l’on peut qualifier un civilisé de barbare, un sauvage peut-être raffiné et avoir du goût. Montaigne, comme il le fera bientôt en voyage, nous fait partager son désir de s’immerger dans les manières de vivre de l’autre et comme l’ethnologue de terrain, il faut commencer par goûter :



Leur breuvage est faict de quelque racine […] Il a le goust un peu piquant, nuellement fumeux, salutaire à l’estomac, et laxatif à ceux qui ne l’ont accoustumé : c’est une boisson tres-agreable à qui y est duict. Au lieu du pain ils usent d’une certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. J’en ay tasté : le goust en est doux et un peu fade (Ibid. p. 207).



Comprendre la nature c’est avant tout goûter. Manger et boire sont les premiers actes de culture qui sont inscrits déjà dans la nature elle-même. Dans le goût, la culture s’origine dans la nature. Montaigne retrouve d’ailleurs ici, dans l’attention à la nourriture, une des racines de la philosophie (grecque, indienne ou chinoise – même origine naturelle en-deçà des différences culturelles) : la diététique est le premier souci du sage qui cherche à vivre bien. Mais il va plus loin, en bon pyrrhonien plus qu’en épicurien : tout est bon pour apprendre à vivre, il faut tout tester, essayer, tenter, tâter. Ainsi l’essai est la tentative aussi bien de vivre que de penser. Cependant cet essai de vivre bien ne prend plus appui sur une philosophie mais sur un retour-amont vers l’origine naturelle oubliée. La « nature » n’est plus un objet de la philosophie, nous revenons avec Montaigne en-deçà même de la Physique des Grecs, vers la nature elle-même comme Tout englobant dont nous sommes nés. Or cette Mère Nature, nous l’avons abandonnée. L’homme n’est plus un enfant nu abandonné à tous vents et à tous maux. C’est lui qui a abandonné sa mère : « Nous avons abandonné nature et luy voulons apprendre la leçon, elle qui nous menoit si heureusement et si seurement » (De la phisionomie, III, XII, p. 1049). Pour la première fois peut-être, la nature est vue comme perdue par les hommes. Les humains ont perdu leur mère, et bientôt ils causeront sa perte. À moins de comprendre que l’effort de penser – et bien plus encore, la vie elle-même, qui est pour chacun d’entre nous l’unique essai d’exister, n’est belle et bonne que si elle retrouve une forme naturelle. « Nous ne sçaurions faillir à suivre nature, le souverain precepte c’est de se conformer à elle » (Ibid., 1059). Le Montaigne du dernier livre des Essais, le Montaigne ultime, sort des livres et des théories philosophiques, il quitte les commentaires qui ne font que s’entregloser, pour s’en remettre aux choses elles-mêmes, à la Nature comme cause unique. Son premier mouvement est de réinsérer la culture dans la nature. Un livre se savoure, il s’apprécie comme un mets, il se juge à sa valeur nutritive, il s’estime à son goût. Mais à force d’artifices, souvent le savoir a perdu la saveur qu’il tenait de sa source, ses produits ne font que tromper la faim et la soif, ce sont des leurres sophistiqués qui se réclament de la nature sans en conserver la vigueur native. Cette sophistication est le contraire de la sophia :



Les inquisitions et contemplations philosophiques ne servent que d’aliment à nostre curiosité. Les philosophes, avec grand raison, nous renvoyent aux règles de la Nature ; mais elles n’ont que faire de si sublime cognoissance : ils les falsifient et nous presentent son visage peint trop haut en couleur et trop sophistiqué, d’où naissent tant de divers pourtraits d’un subject si uniforme […] le plus simplement se commettre à nature, c’est s’y commettre le plus sagement (Livre III, XIII, De l’experience, p. 1073).



Montaigne est notre premier penseur sauvage. Il est sans doute le premier, dans notre culture, à quitter la culture pour la nature15. Avant les premiers ethnologues, il compare le cuit de la culture au cru de la nature. Avant Lévi-Strauss, il réfléchit sur le cru et le cuit en termes de nature et de culture. Il pense la première fin de l’humanisme de son époque et n’envisage comme sortie qu’un « retour à la nature ». Les cultures « cuites » qui donnent les guerres de religion coïncident avec l’oubli de la nature. Avant Rousseau, il se retourne vers la nature. Il est déjà un promeneur solitaire qui panse le malheur de la civilisation par le bonheur de la rêverie sur la nature :



Quand je dance je dance ; quand je dors je dors ; voyre et quand je me promeine solitairement en un beau vergier, si mes pensées se sont entretenues des occurrences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude et à moy. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjoinctes pour nostre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison mais aussi par l’appetit : c’est injustice de corrompre ses regles (Ibid., pp. 1107-1108).





Comme chez Rousseau également, la pensée de l’éducation est liée à la pensée de la nature. La culture, pour les plantes comme pour les hommes, est devenue une question d’élevage. Le lien entre la pédagogie de Montaigne et sa pensée de la nature s’enracine dans cette dénonciation d’une éducation qui est devenue de l’élevage. Inversement, éduquer vraiment, comme le dit la langue de l’époque, c’est nourrir – se nourrir, des fruits de la nature.

Sa pensée politique ultime, radicale, relie de même le corps politique au corps physique. Il remet le corps politique à sa place (fin des Essais) : « Nous avons donc beau monter sur des échasses : même sur des échasses, il nous faut encore marcher avec nos jambes. Et sur le trône le plus élevé du monde, nous ne sommes encore assis que sur notre cul »). Les guides en politique furent notre fléau contemporain. Un seul guide demeure, que l’écriture quête dans sa pensée errante : « Nature est un doux guide ; mais non pas plus doux que prudent et juste […] Je queste partout sa piste : nous l’avons confonduë de traces artificielles » (Ibid., p. 1113).



*

Envoi



Chez Montaigne, chez Rousseau, chez Lévi-Strauss, la pensée sauvage est un moyen de tenter de penser l’origine humaine, en particulier dans sa relation native à la nature. C’est aussi un désir de retrouver la nature, dans sa nudité chez Montaigne, une nature déjà menacée chez Rousseau, en voie de disparition chez Lévi-Strauss. La nature sauvage a presque totalement disparu. La pensée sauvage également. De Lévi-Strauss à Rousseau, de Rousseau à Montaigne, il y a une piste où l’on peut quêter ses empreintes. Penser, aujourd’hui, c’est peut-être errer sur ce sentier perdu. Sur cette sente il nous faut marcher pour sentir le vieux sentier oublié, pour ressentir avec la plante de nos pieds la terre sauvage qui se dérobe à nos yeux. Une écriture pensante suit cette itinérance. Montaigne, Rousseau, Lévi-Strauss, furent des penseurs de la marge et des écrivains de la marche. Ecrire et penser est chez eux indissociable de l’action de marcher dans la nature.

Montaigne, Rousseau, Lévi-Strauss, sont des marcheurs. Leur pensée est liée à la marche, leur pensée marche, solitairement. Elle avance pas à pas, sans jamais quitter la terre, quêtant des empreintes de l’origine, pistant les commencements.



Pourquoi suis-je devenu marcheur ?

Marcher est la mesure du temps. Pesée de la pensée.

Homme des marches, des marques, des limites. Marcheur, marqueur – marquis solitaire du temps perdu, je me démarque.

Marcheur, je me souviens du Promeneur solitaire.

Rêveur aussi, ruminant, pensant plus que penseur, j’essaie de penser pour tenter de vivre, comme Montaigne

En marchant sans cesse les pensées vont et viennent, elles bougent, elles sautent, elles ne s’arrêtent jamais, légères, nerveuses, bondissantes, insaisissables, naissantes, évanescentes.



L’écriture reproduit cette marche sur la page comme une errance libre.

Mais cette écriture, cette marche est un voyage à travers les pages en quête des pays originels, une traversée en direction des forêts vierges et des pensées non domestiquées, une errance se frayant un chemin de traverse dans l’inextricable du sauvage – et non un trajet sur les voies tracées. C’est une pérégrination.

La pensée errante est une pérégrination. À Rome, au moment de débuter ce colloque « Littérature, bien commun, environnement » dans les Thermes de Néron, nous dûmes évacuer la salle avant même de commencer : une fuite de gaz nous rappela la réalité de notre monde. En attendant j’allai alors me réfugier dans l’église de Sant’Agostino, où trône la Madonna dei pellegrini du Caravage. Je pensai : voilà la pensée sauvage de cette pérégrination. Les pèlerins sont le sujet central, plus que la Madone et l’enfant. Leurs pieds ont fait scandale autant que la prostituée qui fut le modèle de la Vierge. Au premier plan, en bas à droite, en pleine lumière, on ne voit que la plante noircie, ravinée, crevassée, du mendiant agenouillé à qui Le Caravage a demandé de poser pour lui. La Madone et l’enfant n’ont pas d’importance, ils sont au second plan, statiques, insignifiants – des pieds de la Vierge on voit surtout les orteils – ce sont des pieds de danseuse et non de marcheuse – et ceux du bambin, propres et potelés, ne connaissent pas encore leur destin. Les pieds des pèlerins connaissent déjà la marche au supplice, ils savent ce que vivre – et mourir – veut dire. Ce sont ces pieds que nous voyons seuls, qui fascinent le regard, qui captent toute réflexion – qui nous font penser – plus que la Madone et l’enfant qui regardent pensivement les pèlerins comme si c’étaient d’eux qu’ils allaient apprendre leur avenir. Ce sont les mêmes pieds que ceux du soldat romain agenouillé lui aussi de dos au premier plan de la crucifixion de Saint Pierre à Santa Maria del Popolo.

Ces pieds-là ont vécu la vie d’homme, ils l’incarnent, ils la résument.

Ces pieds-là donnent plus que des mains, ils donnent autre chose, ils donnent à voir l’histoire d’une vie, ils portent ses stigmates mieux que les plaies du Christ, ils montrent les empreintes du temps vécu, de la marche de la vie, de la poussière, de la boue, des pierres de tous les chemins parcourus.



Les pieds chez l’homme sont aussi importants que les mains, plus essentiels. Les pieds sont l’essentiel, le nécessaire, le pensable et l’indispensable – les mains sont le superflu, ce qui est en plus : la technique, les arts et métiers. 

La pensée est liée à la marche. En se dressant sur ses deux pieds, l’Homo erectus portait déjà en lui l’Homo sapiens. En se relevant, l’homme s’est mis à regarder ailleurs qu’à terre, au-dessus de la savane, vers l’horizon, vers le ciel. Il a commencé à mesurer les distances, à peser les choses : à penser.



La Madone est la Nature, qui danse sur la pointe des pieds – origine vierge du monde, forêt, sylve vierge.

L’enfant est l’homme, le terrien qui s’élève au-dessus de la Terre. Ses pieds sont fragiles, ils ne touchent pas terre.

 Les pèlerins, à genoux, mendiants qui nous montrent la plante de leurs pieds : voici ce que sont devenus l’homme et la femme, Adam et Eve hors du paradis perdu, dans la traversée de la civilisation. Leurs pieds sont sauvages, ils renvoient à la fois à la nature oubliée dont ils gardent la trace et à la société plus sauvage encore que le sauvage de la nature. La plante de leurs pieds n’a pas encore appris à planter les plants domestiques. Pieds de pèlerins, pérégrins, ils ne savent que pérégriner : per-ager, à travers l’ager, en-deçà et par-delà l’ager, avant l’agri-culture – vers la Nature : l’agrios, le sauvage.

Ces pieds-là donnent à penser.

Il faut penser – panser – la plante de ces pieds.



Quand auras-tu ces pieds ?



 © Yves Ouallet


Notes:

1 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, coll. « Terre humaine », 1955, repris dans Œuvres, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2008, p. 26.

2 Déjà pensée par Buffon, puis nommée « anthropozoïque » par l’Abbé Stoppani en 1873 et renommée « anthropocène » par Alexeï Pavlov en 1922.

3 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, dans Œuvres, Gallimard, « La Pléiade », 2008, p. 792.

4Ibid., p. 793.

5 De l’indo-européen *agro-, « terrain de parcours s’opposant aux endroits habités », « campagne », Jacqueline Picoche, dictionnaire étymologique du Français, Le Robert, Paris, 1979, p. 6, sous l’entrée Acre.

6 Rousseau, p. 1047. Je garde l’orthographe de Rousseau, son écriture naturelle – et plus loin celles de Montaigne, encore plus proches de l’état sauvage de la langue française native, Montaigne dont le style est parfait.

7Ibid. p.1060.

8Ibid. p. 1068.

9Ibid. pp. 1068-1069.

10Ibid. p. 1073.

11Ibid.

12Ibid. p. 1071.

13Michel Serres, que l’on ne peut suspecter pourtant de rousseauisme, a tenté naguère d’en donner une version (Michel Serres, Le contrat naturel, Editions François Bourin, Paris, 1990, rééd. Flammarion coll. « Champs » 1992). Son Contrat naturel est sans doute fort loin de Rousseau et de Lévi-Strauss. Féru de sciences physiques plus que de pensée sauvage, il partage cependant avec elle la méfiance pour les sciences sociales. Son souci de repenser le droit en relation avec les lois scientifiques est passionnant, mais éloigné de notre propos. Impossible malheureusement de l’analyser ici.

14 Montaigne, Essais, I, XXXI, « Des cannibales », PUF, coll. « Quadrige », 1988, pp. 205-206.

15 Epicure, Lettre à Pythoclès : « Mon heureux ami, hisse la voile et fuis toute culture ! ».