De la Physique à l’Éthique, de l’attachement au détachement

Article suite au colloque
 Paris, Colloque « Formes d’espace, formes de vie », Collège International de Philosophie, 28-29-30 novembre 2019. 

Espaces cordés, vies libres
[De la Physique à l’Éthique, de l’attachement au détachement]



Questions

Est-il encore possible de penser l’unité du Monde ? Est-il encore envisageable de penser sa propre vie pratique à partir de l’appréhension théorique de l’Univers ? Sommes-nous encore capables d’élaborer une éthique de vie en relation avec la physique fondamentale ? Comment construire une Ethique en la reliant à la Physique par une Logique ?

Qui, aujourd’hui, essaie encore seulement de repenser ensemble la Physique et l’Éthique ? Comment essayer enfin de penser à nouveau l’espèce humaine non seulement dans l’ensemble du règne vivant, par-delà nature et culture, mais dans l’Univers – dans le paysage cosmique – comme forme de sur-vie à l’intérieur d’une forme d’espaces/temps multidimensionnelle, sans prédestination mais sans absurde ? Et comment vivre, entre attachement et détachement, de manière libre ?



*

Préambule



J’écrivis naguère dans La Pensée errante, à un moment où le Livre antagoniste m’obsédait – Grand Traité des cordes – la méditation suivante :



Je pensais à une théorie des cordes qui prendrait source dans la physique théorique, traverserait toutes les sciences de la nature puis les groupes humains pour arriver enfin jusqu’à l’homme. Depuis les super-cordes cosmiques jusqu’à la grande toile mondiale, je voyais partout des cordes qui nous arrimaient au monde et nous attachaient les uns aux autres. J’étouffais et désirai déchirer tous les fils des filets dans lesquels je me sentais pris, je voulus couper toutes les cordes qui me rattachaient à la terre ou m’enserraient dans les réseaux familiaux, collectifs, sociaux. Je souhaitai larguer toutes les amarres. Ne sentir sur moi rien d’autre que le vent, le soleil et la neige. J’appris à aimer les cordes de la pluie comme j’aimais les rayons du soleil. J’acceptais encore les cordes cosmiques, l’étrangeté des quarks, l’énigme de la matière obscure et l’inconnue de l’énergie noire.

Je partis.

J’échafaudai le contraire de la théorie des cordes : une pensée libre, nomade, vagabonde. Je l’appelai la pensée errante.

La pensée errante est l’opposée de la théorie des cordes. Elle délie au lieu de lier et de relier, dénoue les nœuds et les boucles. Elle apprend le détachement à la place de l’attachement. C’est une pensée de la solitude et non de la relation, de l’alliance et de la liaison.



Après avoir cessé de lire, après avoir abandonné mes livres, après avoir arrêté d’écrire, j’avais résolu de ne rien faire d’autre que de marcher tout autour de la Terre. Marcher, nager, voler.

Puis, après avoir longtemps marché j’eus besoin de réparer mes chaussures qui partaient en lambeaux. J’étais dans la taïga. Les colles n’y avaient rien fait, même la super glu. J’achetai cent mètres de cordes dans un village de Sibérie, rattachai la semelle de mes chaussures tant bien que mal, puis repartis, encordant, raccordant mes chaussures chaque matin ou chaque soir, au bord du Grand Lac ou près d’un bouleau lacéré par la griffe d’un ours encore jamais rencontré. Et même en journée, au bord du sentier étroit de la taïga, je fus bientôt obligé de reficeler, refaire les nœuds, resserrer les cordes pour pouvoir continuer à marcher. Ici pas question de jeter les chaussures et d’avancer pieds nus. Nulle part ou racheter des souliers, impossible de continuer à avancer pieds nus.



Je me mis alors à penser à un Traité des cordes qui serait le pendant de la pensée errante. J’avais déjà peu de temps auparavant retrouvé les livres, grâce à une poète sauvage, née dans la neige et grandie dans les forêts, buvant uniquement l’eau des sources. Elle m’avait appris à fabriquer des livres avec une reliure de corde – moi qui ne rêvais plus que d’un petit livre fait d’écorce de bouleau. Avec cette corde en pur chanvre, cirée à l’amidon de pomme de terre, passée quatre fois dans les trous percés dans les feuilles et la couverture du livre, pour réaliser à nouveau la plus antique des reliures, la reliure à la chinoise, j’avais rencontré de nouveau un morceau de la théorie des cordes.

J’avais laissé mes fils et ma fille, les filiations et les filières, j’avais même abandonné les cordes de mon piano à queue, ces cordes dont l’âme en acier est filée tout autour en cuivre pour les plus graves. Je n’écoutais plus de musique hormis le vent dans les roseaux, les vagues de l’océan et les torrents dans la montagne. 





Relisant par hasard un passage de mes Errances, je suis retombé sur ces lignes, oubliées, alors que je pensais n’avoir jamais réfléchi directement à la Théorie des cordes :



 Cordes.

Tout vibre.

Quintette pour deux violoncelles, Schubert.

Le cœur n’est rien d’autre qu’une corde.

J’aime à croire que l’univers est fait de super-cordes.

Geist trio. Metamorphosen, Strauss, Furtwängler, 1945.

Une Théorie des cordes. Contemplation des cordes – telle serait la vraie méditation.

Scelsi, Natura renovatur.



Orgues : laves volcaniques, cheminées de fées, basaltes, stalactites et stalagmites, trous cosmiques, trous de vers, trous noirs et fontaines blanches.



Voix.

Cordes vocales – mais aussi basaltes et éclaircies célestes, basses de la liturgie orthodoxe et sopranos vivaldiens.

Tellurisme des bonzes Tibétains.

Voix d’enfants du Miserere d’Allegri.



Plus que je ne pensais – contrairement même à ce que je pensais – le Grand Traité des cordes sort de la Pensée errante. Il est né dans l’errance, il provient de la pensée errante elle-même, il en est issu directement – au lieu de s’opposer à elle comme je le croyais.



Essayons d’esquisser, brièvement, modestement, humblement, quelques jalons de ce qui pourrait préfigurer le passage d’un Grand Traité des cordes encore à imaginer, élaborer, construire – labeur immense qui demanderait toute une vie – à une Petite éthique de l’errance déjà écrite et vécue. 



*



Notre univers serait d’après « la théorie des cordes », l’avant-dernière née des grandes théories unificatrices de la physique contemporaine1, régi par des systèmes de cordes, plus que par des particules de matière et des quantas d’énergie. Le concept de corde s’avère plus puissant que celui de particule et d’énergie pour décrire l’espace primordial. Or la corde est également, si l’on y réfléchit un peu, le concept qui permet de penser de manière fondamentale cette forme particulière de vie animale qu’est l’humanité. Si la « nature » (physis) est un système caché de cordes, la « culture » en est la réalisation la plus évidente : civilisations, sociétés, mythes, religions, croyances, idéologies, structures claniques et familiales, organisations politiques, lois morales, systèmes de pensées – tous sont régis par des pratiques presque toujours évidentes et des théories souvent voilées de cordes.

Est-il envisageable de penser l’animal humain à partir d’une théorie généralisée des cordes ? Et surtout, est-il possible de repenser le « comment vivre ? » à partir de ses relations avec toutes ces formes d’espaces cordés qui régissent les groupes humains ? Autrement dit, est-il possible de réfléchir sur l’éthique à partir de cette vision de l’univers ?

Il suffit de se retourner vers l’histoire de la philosophie pour comprendre que cela a déjà été tenté : depuis Pythagore qui non seulement découvrit (ou plutôt reformula) conjointement les lois géométriques et algébriques à l’intérieur des triangles rectangles, la mécanique vibratoire de la musique et ses formulations numériques – mais aussi et surtout le lien étrange et ambivalent du maître à sa communauté de disciples – fait de détachement des règles sociales et d’attachement à de nouvelles règles de vie, jusqu’aux Stoïciens dont la Logique est un système de propositions qui sont autant de cordes, entre Physique et Ethique, reliant formes d’espaces à formes de vie. En face, défiant en même temps Platoniciens et Péripatéticiens, Cyniques et Sceptiques remettent en cause ces systèmes de cordes, œuvrant au détachement, coupant les cordes, dénouant les nœuds, larguant les amarres. De même, l’opposition entre Confucianistes et Taoïstes répond elle aussi à cette confrontation entre deux grandes manières de penser l’espace mondain et la forme éthique de vie, en opposant radicalement attachement et détachement. L’époque moderne puis contemporaine verra le triomphe des systèmes de cordes généralisés et totalitaires – dans l’invention puis la domination de l’économie, de la sociologie, des « sciences humaines » devenues structurales. Et même la pensée hétérodoxe renoue avec les cordes, des Traités et de L’Ethica more geometrico demonstrata de Spinoza jusqu’au Tractatus de Wittgenstein.

Qu’est donc devenue la pensée libre ? Qu’est donc devenue l’aventure des vies qui ne se réclamaient que de la liberté de mouvement et de mœurs ? Que sont devenues les formes poétiques de l’espace et les formes singulières de vies philosophiques ?



Tout est à repenser. Et d’abord l’espace et la vie. Et encore en amont, plus difficilement, obscurément, organiquement, originellement, les formes de temps du Temps. Comment dans notre monde d’aujourd’hui, monde plus que jamais fait de cordes, de fils, de réseaux – alors qu’il ne jure que par le sans fil – penser et surtout vivre librement ?

À cette esquisse de ce qui serait un Grand Traité des cordes – permettant de penser ce monde inouï de l’humain comme une réplique microcosmique de l’univers (et non comme l’opposition catastrophique d’une « culture » à une « nature »), il faut répondre par une Petite éthique de l’errance fondée sur la déliaison des cordes, la déréliction des faisceaux que tous les licteurs religieux, politiques, idéologiques et moraux nous imposent. La seule réponse possible au cablage généralisé, au tressage des réseaux et au dressage des corps et des cerveaux, est le dédressage des éducations et le détressage des mailles des filets invisibles qui nous enserrent. Seul le détachement permet l’apprentissage de la liberté. L’errance est peut-être la seule réponse possible comme forme de vie à la forme d’espace qui de la Terre est en train de faire un mélange jamais vécu de routes qui mènent partout, d’autoroutes qui ne vont nulle part, de pensées uniques et misérables, de toiles d’araignées totalitaires, de prisons visibles et invisibles. N’être-pas-là, c’est peut-être désormais la seule issue possible aux chemins qui ne mènent nulle part du Dasein moderne.

Cette Petite éthique de l’errance serait la réponse d’une forme de vie libre au Grand Traité des cordes qui régit l’Univers.



*



I. Espaces cordés



  1. Théorie des cordes : Du paradigme de la particule au paradigme de la corde



Quand Gabriele Veneziano2, jeune physicien italien dans la lignée de Fermi et Majorana qui travaillait en 1968 au CERN près de Genève sur l’interaction nucléaire forte, réalisa que la « fonction bêta » d’Euler pouvait décrire les propriétés des particules soumises à cette force, il donna naissance à la fameuse « théorie des cordes ». Mais c’est un peu plus tard, en 1970, que Yoichiro Nambu (Université de Chicago), Holger Nirlsen (Institut Niels Bohr à Copenhague) et Leonard Susskind (Stanford) démontrèrent que la fonction d’Euler semblait décrire les interactions nucléaires de petites cordes unidimensionnelles en vibration. La « théorie des cordes » était née3. L’idée fondamentale tient en un saut épistémique apparemment simple : abandonner le concept de particule ponctuelle (dimension 0) – à la fois très ancien (l’atomisme de Démocrite) et récent (Niels Bohr, 1913) – pour celui de « corde » (dimension 2) vibrante. Il ne s’agit pas ici développer cette théorie physique ni de narrer son histoire (ni de discuter sa valeur aujourd’hui), mais de comprendre ce que représente ce changement de paradigme. Le paradigme moderne de la particule « élémentaire » vient de Démocrite et Leucippe. L’a-tome est l’unité la plus petite, non sécable, réduite dans sa représentation géométrique à un point. C’est l’élément qui va fonder physiquement l’explication d’un cosmos, d’un monde, d’un univers, constitué des agrégats, des interactions, des collisions, d’une multitude (finie ou infinie ?) De particules dites « élémentaires ». Les théories atomistes eurent une influence considérable sur l’histoire de la physique lorsqu’elle s’émancipa de la philosophie, mais on ne se rendit pas compte à quel point elles influèrent sur la conception même du bios, de « la vie », et encore plus de l’anthropos physi politikon zoon (Άνθρωπος φύσει πολιτικών ζώον), l’homme comme « animal par nature politique, social » et de l’être humain comme personne. Le concept d’in-dividu opposé au groupe, de la personne opposée à la société, en est né. En grec moderne, ένα άτομο signifie encore « une personne », « un individu ». 

Le paradigme atomiste – in-dividualiste, personnaliste – a dominé la pensée, matérialiste ou non, du sujet comme de l’objet, jusqu’au 20e siècle, puis a été balayée par la domination sociologique contemporaine qui a imposé le paradigme du champ, lui aussi issu de la physique (champ électromagnétique imposé aux « particules », puis gravitationnel). Autrement dit, le modèle hypothétique de l’espace physique a joué un grand rôle dans les modèles de pensée de l’espace biologique, puis de l’espace zoologique et surtout anthropique. L’invention entre le 17e et le 18e siècle en particulier par Hobbes puis Rousseau du concept moderne de « société » comme espace total des individus, puis la notion de groupe et de « classe » sociale, est conçu comme un espace-somme des individus. Le paradigme spatial atomiste est plus ou moins conscient mais apparaît de plus en plus comme évident. Et inversement les physiciens, imprégnés au 19e siècle et au début du 20e siècle de cette vision atomiste qui envahit les sciences dites « humaines » puis autoproclamées « sociales » naissantes, eurent beaucoup de mal à s’en émanciper. Le bouleversement de la relativité puis de la physique quantique a éloigné les modèles formels de l’espace des modèles des formes de vie humaines. Mais l’émergence de la théorie des cordes, qui n’a pourtant provoqué d’intérêt ni chez les sociologues, ni chez les anthropologues, ni chez les linguistes, ni dans les « sciences humaines », est une innovation remarquable pour repenser le lien entre formes d’espace et formes de vie. Le modèle de la corde est omniprésent, de manière évidente mais aussi en profondeur, dans les formes de vie humaines.





2. Le paradigme perdu de la philosophie des cordes : de Pythagore à Leibniz



Il est fascinant de se plonger dans la puissance paradigmatique des formes multiples des cordes. Mais d’abord il est étonnant de remarquer que les physiciens et les mathématiciens de la théorie des cordes, contrairement aux atomistes des modèles particulaires (et même du modèle concomitant et parfois concurrent des ondes), n’ont pas réalisé que le paradigme des cordes était lui aussi très ancien, plus ancien que le paradigme atomiste de Leucippe et Démocrite, et qu’il avait perduré – de manière moins évidente il est vrai – à travers d’autres modèles philosophiques de l’époque baroque et classique.

C’est Pythagore, sans doute dans la mouvance de l’Orphisme, qui a mis le premier au centre simultanément une « théorie des cordes » mais aussi une « pratique des cordes ». En effet le phénomène vibratoire des cordes est à la fois au centre de ses recherches mathématiques (ι ̔ σ τ ο ρ ι ́ α , « historia », « enquête, recherche »,μαθήματα, « mathêmata », « connaissance, science ») et de la pratique musicale. Cette théorie des nombres qui rend seule compte du cosmos (θεωρία, « theôría », « contemplation, spéculation, regards sur les choses, action d'assister à une fête »), mais aussi cette pratique (πρᾶξισ, « praxis », « action ») musicale sont essentielles dans la fondation de sa communauté à Crotone puis à Métaponte. Les άκουσματικοί, « acousmaticiens » – qui sont à la fois les auditeurs (exotériques) et des musiciens potentiels – et les mathematikoï (ésotériques, initiés)4 forment une hétairie (εταιρεία, « hétairie »), communauté philosophique, scientifique, religieuse, qui est avant tout une forme de vie politique (au sens grec) en communion avec la forme d’espace (cosmos). Cette communauté est liée par des liens forts – pratiques alimentaires comme le végétarisme et système de valeurs et de croyances (la métensomatose) – de l’ordre de la philia, et elle est reliée au cosmos par l’étude, la connaissance, la contemplation mais aussi des rituels.

Les communautés pythagoriciennes furent donc définies par une forme de vie (pratique mais aussi mentale) très précise reliée à la forme d’espace (théorique mais également expérimentale) constituée par le cosmos. La physique pythagoricienne, qui partage avec Démocrite l’idée de vide (rare chez les philosophes grecs), repose sur le phénomène de la vibration, qui rend compte de l’harmonie – harmonie des sphères au niveau cosmologique – dont la nature doit être inscrite dans les nombres. Mais cette harmonie est d’abord accessible, audible, compréhensible, dans la musique. La découverte de la relation entre la fréquence de la note de musique et la longueur de la corde en vibration (la même corde sonne une octave au-dessus pour une longueur deux fois plus petite) ainsi que le phénomène des harmoniques qui en découle et le classement des accords de la consonance à la dissonance (quinte, quarte, tierce, seconde), tisse une homologie entre le monde physique, le monde mathématique, et deux autres mondes : le monde esthétique (par essence musical) et le monde éthique (moral mais aussi politique). C’est ainsi que par exemple Pythagore conseille aux responsables politiques de la cité de Crotone d’élever un sanctuaire aux Muses, et après sa mort à Métaponte « l’homme politique actif et pythagoricien Archytas de Tarente dit que la juste proportion met fin à la discorde, accroît la concorde et réduit le fossé entre pauvres et riches5 ». Il est presque certain que lorsque Empédocle quelques décennies plus tard définit dans ses Origines l’opposition Amour/Haine comme opposition entre Concorde et Discorde, l’Amour étant dans « l’atelier d’Aphrodite » (au début de la section « liens et ferments ») qualifié de « liant6 », il procède de Pythagore. Le poème des Origines, cosmogonie qui est une Physique, a son pendant symétrique, Les Purifications (Catharmes), qui est une Ethique (en même temps qu’un poème politique et religieux), dans laquelle l’influence de Pythagore est tout aussi évidente, et que Jean Bollack a sous-titrée : « Un projet de paix universelle7 »… La pensée d’une « théorie des cordes » cosmique se double également chez Empédocle de la construction d’un mythe musical et politique où luttent l’accord et le désaccord.

On pourrait continuer longtemps – dans la généalogie des cordes qui prend naissance dans le mythe d’Orphée, liant nombres et fonctions dérivées, espace multidimensionnel et musique, physique, politique et éthique, précédant et outrepassant l’atomisme démocritéen – en passant par la pluralité des mondes de Pétron (183 mondes triangulaires selon Phanias d’Erèse) et en allant jusqu’à la Monadologie de Leibniz. C’est d’ailleurs plus le concept de membrane (et par aphérèse en théorie des cordes le concept dérivé de brane) qu’il faudrait invoquer à partir de Leibniz8 et au 18ème siècle9 (naissance des sciences naturelles).

Pascal est sans doute le premier en français à utiliser le mot corde dans une acception « sociologique » :



Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité, car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant […]

Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel ou à tel en particulier, sont des cordes d’imagination (Brunschvicg, 304)10



 De manière intuitive – alors qu’il imagine un infiniment petit homothétique de l’infiniment grand dans un modèle atomique « planétaire » moderne (donc non démocritéen) – Pascal utilise ici le concept de cordes (au pluriel) pour signifier le système de liens de dépendance qui structure de manière immotivée toute société avec pour seule raison (injustifiée si ce n’est par la force) sa survie. Ces cordes sont des lignes de force (plus qu’un « champ ») qui maintiennent chaque « société » dans sa permanence infondée11. Mais ne sommes-nous pas nous aussi – individuellement dirait un atomiste – une corde ? Être libre, se détacher du système général des cordes (comme on dit « la relativité générale »), adopter le détachement contre l’attachement – ne plus être dépendant, ne serait-ce pas se pendre à sa propre corde ? « […] qui voudra danser sur la corde sera seul » (Br. 303)12.



II. De l’attachement et du détachement



Pascal est un des rares penseurs à penser simultanément l’attachement et le détachement. Le paradigme de la corde permet de penser dans l’espace-temps des formes de vie cette antinomie, ou plutôt ce bi-pôle philosophique originel : l’attachement et le détachement. Si la corde oblige à penser premièrement l’attachement, le détachement la suppose13. Mais l’attachement suppose que celui qui est attaché l’a été parce qu’il était originellement libre. L’attachement pose donc bien plus que la possibilité du détachement, l’attachement domestique présuppose la liberté sauvage primitive. Le 17e siècle français a particulièrement pensé cette origine, à la suite bien sûr de Montaigne (et de La Boétie) : c’est la fable Le Loup et le Chien de La Fontaine, qui repense la servitude volontaire encore plus que la servitude subie :



 Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.

 Qu’est-ce là ? Lui dit-il. – Rien. – Quoi ? Rien ? – Peu de chose. 

  • Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché

De ce que vous voyez est peut-être la cause.

 Attaché ! Dit le loup : vous ne courez donc pas

 Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?

  • Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrois pas même à ce prix un trésor.

Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encor.



Nous voici transportés d’un seul coup dans l’histoire et la préhistoire des formes de vies – jusqu’à celle qui a le plus utilisé et abusé de la pratique des cordes : l’espèce humaine.

Comment donc cette dialectique des cordes s’est-elle développée en passant, comme dirait Jacques Ruffié, de la biologie à la culture ?



  1. Espaces vivants, espaces anthropiques



En passant de la matière inorganique à la matière organique (ou comme on disait au 18e siècle, du monde minéral au monde végétal puis animal) on passe d’une théorie des cordes restreinte à une théorie des cordes généralisée. Le monde du vivant non seulement est régi par des systèmes ultra-complexes de cordes, mais plus exactement par des systèmes de membranes – de dimension 3 jusqu’à des dimensions insoupçonnées. Il est fascinant de s’apercevoir que la généralisation de la théorie des cordes stricto sensu a ensuite fait appel à celle de branes (puis celle de D-brane). Or le terme de brane n’est qu’un néologisme par aphérèse de membrane, la membrane étant étymologiquement le tissu qui enveloppe les membres (et par analogie tout organe du vivant). Penser la membrane, c’est penser l’autonomie et en même temps le lien entre l’attachement et le détachement. Et au fond, dans un double saut sans doute audacieux – ni métaphysique ni ontologique, mais d’abord biologique puis anthropologique – la théorie des cordes nous ouvre une compréhension plus fine que la théorie atomiste de l’organisation des espèces vivantes, et surtout de celle qui nous intéresse essentiellement ici, « l’espèce humaine ». Outrepassons tout le vivant pour arriver directement à l’homo puis à l’humanité. De la conception à la naissance nous ne sommes qu’un système de cordes, depuis quasiment la dimension 1 (les 2 gamètes avec 2 hélices d’adn qui fusionnent pour donner un œuf d’abord de dimension 2) à la dimension 4 (3 dimensions spatiales + temps). À la naissance, on coupe le cordon ombilical – et ce qu’il en reste tombe en laissant une cicatrice : début d’une vie détachée, libre – première possibilité de liberté. Nous voudrions seulement esquisser comment notre corps « individuel » lui-même, puis notre « corps social », se trouvent être un tissu très complexe (en n-dimensions, ou D-branes) de cordes. Mais nous le ferons à partir de la langue, car elle est chez les humains – et sans doute dans l’univers – le tissu le plus complexe.



2. Le tissu de la langue : cordes d’attachement



Que nous dit la langue (on se contentera ici de la nôtre – mais qu’est-ce que cela veut dire ? Il faudrait ausculter et regarder toutes les langues vivantes et disparues, et pas seulement la lingua, la glotte, la glossa…), que tisse-t-elle comme analogon du monde, que dessine-t-elle comme image logique du monde sur l’avers de son tapis avec le tressage ourdi par le revers des siècles, que prend-elle dans les mailles infiniment fines de son filet ?

Qui se souvient que « corde » (latin chorda, du grec khordê, « boyau, corde de boyau ») veut d’abord dire « boyau » ? En ancien français le mot apparaît pour la première fois dans la 2e moitié du Xe siècle dans son sens moderne : « réunion de brins d'une matière textile tordus ensemble » (La Passion, éd. d'Arco Silvio Avalle, 75). Le terme subsiste en anatomie, par exemple corde du tympan pour désigner « la racine parasympathique du ganglion sublingual14 ». La racine de corde rejoint la famille indoeuropéenne de cœur : du latin cor, cordis, du grec kardia, d’une racine indo-européenne kerd* « cœur ». Cordial a précisément ce double sens : le substantif cordial est un breuvage pour soutenir le cœur, et l’adjectif signifie « de tout cœur avec vous ». Il est intéressant de voir que Concordia et Discordia viennent de cor, cordis15, « cœur » et non de corda « corde ». Par confusion homonymique due uniquement aux instruments de musique à cordes (toutes en boyau à l’origine), concorde et discorde, et donc accord, accorder (accordare latin « être de cœur ensemble), désaccord, sont devenus à la fois des termes d’ « entente cordiale » et des termes spécifiques de musique. Juste retour à l’ancêtre fondateur d’une théorie des cordes généralisée : Pythagore16 !

Le fondement d’une théorie des cordes anthropologique est inscrit dans la langue. Le fils (filius) et la fille (filia), le filleul (filiolus) et la filleule (filiola), sont-ils sans liens avec le fil (filum) et le filet, la filiation n’a-t-elle rien à voir avec la filière et le filage ? La ligne (linea « fil de lin, cordeau » puis « ligne »), la lignée et le lignage viennent bien du lin (linum) comme le linge et le linceul, l’alinéa et l’interligne17. C’est en effet la filiation, la famille, qui est par essence cordée, avant la « société ». Si « l’accordée » est la fiancée, c’est sur la double corde des bilabiales sourdes puis sonores que s’est construite dans la majorité des langues la maman : ma18, mater, mamma, mamelle, mammifère, μαῖα maîa (à rapprocher de la Maïa latine, grande déesse mère) et la maïeutique. Plus qu’une ethnologie et une anthropologie strictement structurales (d’une logique trop simpliste, atomiste et ensembliste primaire), c’est une ethnologie et une anthropologie plus complexe, fondée non seulement sur les liens de parenté mais sur les espaces cordés complexes que chaque groupe humain, chaque civilisation, chaque « société » a mis en place, avec des invariants d’attachements qui semblent demeurer au niveau même de l’espèce humaine devenue historique. À Rome, le Licteur (lictor, du latin ligare, lier) liait avec une corde les faisceaux19 qu’il portait, et les alliés, les alliances et mésalliances, aussi bien que les liaisons dangereuses ou non, dérivent toutes de ligare, ligatus, « lier ensemble par une corde ». Quant à la religion, la religio romaine dont l’étymologie est parfois discutée,elle semble elle aussi provenir de même verbe religare, « relier » (les hommes aux dieux et non les hommes entre eux).

Il y a donc matière à concevoir un Grand Traité des cordes qui généraliserait la Théorie restreinte des cordes. Traité (Tractatus) signifie « ce qui a été tracté », et s’étire de proposition en proposition encordées, concaténées, enchaînées avec axiomes, démonstrations, scolies les unes aux autres de manière logique. 

L’éthique ne peut s’écrire en propositions logiques, attachées les unes aux autres, concaténées dans un traité qui tire toutes les ficelles.

La logique est un logos restreint (depuis Héraclite), une suite de verbes attachés à des piquets (les nombres) dont l’enchaînement obéit à des règles strictes. Le Traité est un texte attachant. À partir du 18e siècle c’est le contrat qui prend le dessus sur le traité (sauf en temps de guerre et pour les logiciens) : le contrat lie ensemble plusieurs actants par un engagement qui les contraint à tirer ensemble une charge qui doit être tractée en commun. Le contrat attelle ensemble les contractants. La décontraction n’est plus permise, seule la rétractation est possible. Avec la naissance au 18e siècle de la notion moderne de « société20 », la nouvelle théorie (des cordes) politique est donc Le Contrat social. Combien de temps la croyance – car le respect du contrat tient en entier à la foi en la co-signature du con-tract, comme dans la re-ligion, si ce n’est que celle-ci relie les humains à une transcendance alors que le contrat les lie entre eux – au « contrat social » durera-t-elle ? Pour celui qui l’inventa de la manière la plus brillante et qui était encore pleinement philosophe, elle dura 16 ans : le laps de temps qui sépare la théorie attractive du Contrat social (1762) et la solitude du promeneur a-social dont la rêverie est celle d’un promeneur solitaire (1776-1778) qui fuit non seulement la société mais tout socius. Il est vrai que, pour qui sait lire, dès le Premier Discours et surtout dans le Second Discours (qui ne sont pas des traités), Rousseau invente une pensée sauvage. Il nous faudra très exactement 200 ans pour commencer à comprendre (pour qui est encore philosophe et non sociologue dans son enquête anthropologique) ce que La pensée sauvage (1962) fait au contrat social.



3. Détachements



L’activité philosophique consiste d’abord dans la connaissance (γνῶσισ, gnôsis) des attachements, puis dans l’exercice (ἄσκησισ, askésis) du détachement. Au départ il y a la recherche des mathemata, puis vient la recherche de la vie éthique. Mais la recherche des mathemata, la mathésis (apprentissage) est déjà une enquête (historiê) qui inclut la quête personnelle du voyage (Thalès, Pythagore, Démocrite la pratiquent avant Hérodote), donc une manière de vivre – c’est à dire une éthique. Au début de la philosophie grecque, il n’y a pas de rupture entre la philosophie comme connaissance (parce qu’elle est une recherche) et la philosophie comme éthique. Entre les deux, il y a l’enseignement vivant, qui se constitue en fonction de l’éthique particulière à chaque philosophe. La fondation des écoles, la nécessité de mémoriser l’enseignement oral et de recueillir les paroles entendues (acousmata) puis de les fixer par écrit – toute l’histoire de la philosophie grecque dépend de cette empreinte directe des signes vivants, de cette gravure mentale immédiate de l’enseignant sur les enseignés que signifie en-seigner (insignare).

La philosophie est une forme de vie. On l’a oublié21.

Cette forme de vie originale – voire marginale au début, à l’époque des sept sages et de Pythagore – commence par un détachement des manières de vivre habituelles (ἕξις, « hexis », de ἔχω, « avoir », « posséder », auquel correspond en latin habitus, lui-même dérivé de habere). Quelles sont les formes essentielles de détachement ? Elles dépendent des formes d’attachement dominantes, donc des systèmes de cordes. D’abord, pour chaque nouveau né, et puis pour chaque être humain qui a grandi (« adulte ») et qui pour la plupart demeurent attachés jusqu’à la mort à la famille : le détachement des liens familiaux. Pour quitter au moins une fois la Grèce, c’est sur l’attachement à la famille comme modèle général de corrélation que se fait la différence entre le confucianisme et le taoïsme. Le sage taoïste coupe toutes les cordes là où le sage confucianiste les transpose à l’échelle de la Terre du Milieu. Le second détachement est celui des cordes de l’espèce, et d’abord la sexualité qui attache l’humain au piquet de l’espèce, Ἔρως que nous traduisons par « Amour », versus ἀγάπη (agapè) et φιλία (Platon distingue aussi στοργή, amour familial). La philia est l’amour qui demande un détachement des autres formes de détachement, un détachement de l’espèce, puis un choix libre (que nous avons tort d’affaiblir en le traduisant par « amitié ») : c’est l’idéal du Jardin d’Epicure. Le deuxième détachement est celui des religions, il a un nom : déréliction. Le troisième détachement est celui des liens du groupe (Έθνος) que l’on évitera de nommer anachroniquement « société ». Le quatrième détachement est « politique », terme dont nous avons aussi, nous qui nous croyons modernes, absurdement abusé : détachement de toute forme de polis, de res publica, de despotisme (le δεμς-πότης dems-pótês est étymologiquement le « maître de maison »), d’imperium, d’Empire, d’Etat… Il y a autant de formes de détachements à apprendre que de formes d’attachements inventées par l’Histoire humaine. La dernière en date, qui prétend être globale, planétaire, mondiale… est celle des réseaux. Ce n’est jamais que l’extension de la communication : quand tout est relié déjà par terre, par mer, par air, que les sentiers sont devenus des chemins, les chemins des voies, les voies des routes, les routes des autoroutes – il ne reste qu’à transposer les cordes visibles aux cordes invisibles, cordes mentales plus attachantes que les cordes corporelles. Le réseau n’est jamais qu’un filet (rets, « ouvrage de corde, de fil, à grosses mailles, permettant de capturer du gibier » dit le Dictionnaire de l’Académie française, du latin retis altération de rete, « filet » d’où le rétiaire, gladiateur muni pour seule arme de son filet) le plus apte possible à capturer le gibier.

Quelles cordes couper ? Lesquelles détendre seulement ? Quelles membranes fissurer, fendre, déchirer – pour naître, pour respirer, pour muer, chanter, parler, écrire, se taire, penser, fuir, se sauver ? Jusqu’où se détacher ? Chaque philosophe naît différemment, adopte une forme de vie différente, chaque philosophie pense, enseigne, parle, écrit – en se détachant différemment du groupe et des autres formes de vie, en se démarquant des autres philosophes et philosophies. Pythagore reconstruit une communauté sur une autre terre. Héraclite dépose un manuscrit obscur dans le temple d’Artémis à Ephèse et s’en va. Lao Zi fait de même à la passe de l’Ouest avant de disparaître. Empédocle abandonne Agrigente, laisse deux poèmes et va se jeter dans l’Etna. Parménide écrit un long poème sur l’unité de l’être, constitué de deux parties contradictoires. Socrate parle mais n’écrit pas, et accepte la mort pour interroger les Immortels. Diogène de Sinope se détache non seulement des Immortels, mais aussi des mortels, choisit l’animalité et ne garde que la jarre comme οἶκος (oïkos), « domus », « maison », « maisonnée », « patrimoine ». Epicure regarde la polis d’Athènes depuis son jardin de la Philia ouvert aux femmes et aux esclaves au nord de l’agora et de l’acropole. Cependant il admire Pyrrhon qui traverse la rue sans regarder ni à droite ni à gauche, ni dans le fossé, car lui, après être revenu des bords de l’Indus, ne tient plus compte d’aucune corde, d’aucun tracé, d’aucune trace. Les stoïciens distinguent dans les cordes celles qui dépendent de moi et que je peux couper ou détendre, et celles qui ne dépendent pas de moi et que je suis obligé de respecter. Mais à chaque fois, la Physique a joué un rôle dans le choix, les mathemata choisis parmi les acousmata, ou abandonnés au fil de sa propre historiê. Quel détachement voudrons-nous ? Quel attachement rechoisirons-nous ? Quelle éthique choisir entre le principe d’incertitude d’Heisenberg et le De la certitude de Wittgenstein ?



III. Errances



  1. Déréliction



Entre l’attachement et le détachement, il y a la déréliction. Il faut accepter de couper la corde qui tient serré le faisceau du licteur. Cesser d’être fasciné par le fascinum tout en reconnaissant notre animalité. Laisser l’espérance au fond de la jarre de Pandore sans être désespéré. Perdre l’Autre monde sans renoncer au sacré. Délier les ligatures des religions sans redevenir des bêtes.

Dans la déréliction, pour survivre alors que nous sommes les responsables de notre propre disparition comme de la disparition des autres formes de vies, il faut repenser notre relation aux différents formes d’espaces et de vies : au cosmos, à la Terre, aux mondes du vivant auquel nous appartenons, au monde végétal, à notre animalité – à la fois à la fin de l’exception humaine et en même temps à cette ère nouvelle que l’on appelle étrangement anthropocène, à notre rapport à la mortalité et à la survie – non seulement aux formes d’espaces mais également aux formes de temps.



2. De la Préhistoire à l’Après-Histoire, en passant par l’Histoire



Nous ne savons pas qui nous sommes, nous qui cherchons la connaissance.

Dans la Préhistoire, c’est à dire avant le Néolithique qui est en réalité le début de l’Histoire, les différentes espèces humaines étaient des chasseurs cueilleurs sans cesse migrants, sans domus, errants dans une nature sauvage (steppes et forêts). À la différence des plantes, nous n’avions pas de racines, nous les transportions à la plante de nos pieds, comme les animaux. Mais les animaux ont des gites, des terriers, des nids, des sites, des territoires. L’homme est originellement la seule espèce errante – même si elle aussi se réfugiait temporairement dans des abris, des grottes, des huttes. L’Histoire commence avec la domestication de quelques espèces végétales et animales : la domus suit la domestication, même si au début le nomadisme est la règle. Alors l’attachement au sol, la délimitation de formes d’espaces communs, l’apparition des premiers villages, des premières villes, cités, la définition de territoires, l’apparition de la propriété, la séparation du public et du privé – la multiplication et la complexification des systèmes d’attachement, de liens, de parenté, de domination qui suit la domestication des humains par les humains – tout devenant régi par des systèmes de cordes, l’errance semble prendre fin.

Pourtant, lorsque l’Histoire semble arriver à bout de la vie elle-même, lorsque quelque chose d’informe comme une Après-Histoire semble s’annoncer, lorsque l’errance semble devenue une malédiction alors qu’elle était la forme de vie spécifique des espèces humaines, lorsque seules quelques exceptions parmi ces humains essaient de réinventer une liberté – ne serait-ce que celle de marcher et de circuler tout autour de la Terre sans se heurter à des formes d’espaces fermés, clos, clôturés – et parfois (si rarement) essaient non seulement de penser le détachement, mais comme les philosophes d’antan de surcroît de le vivre – alors nous avons sans doute besoin pour survivre dans une pratique généralisée des systèmes de cordes, d’une véritable éthique de l’errance



3. N'être pas là, Petite éthique de l'errance



Il n’y a donc qu’un seul Espace-Temps, l’espace de notre monde, qu’on l’appelle Univers ou Multivers mais que Leonard Susskind préfère nommer mégavers (megaverse22). Il est limité, mais infini.

Par contre il y a plusieurs vies, beaucoup de vies, un très grand nombre de vies, qui nous paraît infini mais qui est à la fois limité et fini, car les formes de vie sont limitées et définies.

Quant à l’espace, il peut revêtir autant de formes que possible – or le possible est ici infini car ses formes sont celles de l’imaginable et non de l’imaginé23.



Il existe au moins 1000010000 formes de vies. Quant au nombre de formes d’espaces, il est donc infini. On peut en conséquence prendre comme hypothèse qu’il existe au moins une forme d’espace pour chaque forme de vie.



La vie humaine nous paraît correspondre à une forme de vie unique et pourtant il y a eu plusieurs espèces humaines, mais toutes ont eu jusqu’à cet instant comme unique espace la planète Terre que la dernière espèce en date a envahie totalement. Homo, l’Humain, est celui qui provient de humus, la terre : il n’est jamais que le Terrien. En tant que tel, par rapport aux autres espèces de vies de la Planète Terre, c’est-à-dire par rapport aux plantes et aux autres animaux, l’Homme est un Errant, fils de la Planète – πλανήτησ, planètès : l’ « Errante ». Les plantes ont des racines, même les plantes aériennes, et sont rivées à un lieu déterminé. L’animal, détaché du sol, sans racines, a cependant pour chaque individu un gîte, un terrier, un nid, une bauge, un abri, une grotte – et pour chaque espèce une niche écologique. L’humain transporte ses racines avec la plante de ses pieds, s’il a eu lui aussi des grottes et des cavernes, s’il a ensuite construit des abris, des huttes, des maisons, des villes, il a essaimé sur toute la surface de la Planète, il est devenu nomade, migrant, plus encore : errant. Linné avait d’abord nommé l’Homme préhistorique, dont les Troglodytes lui semblaient être les descendants, Homo nocturnus, et l’Homme moderne Homo diurnus (1735), avant de renommer l’espèce humaine contemporaine, si peu sage : Homo sapiens (1758). Appellation moins poétique et plus déraisonnable, auto-nomination dont la vanité fut soulignée lorsque la qualification fut redoublée : Homo sapiens sapiens. Cet Homo sapiens sapiens se caractérise avant tout par ses grandes migrations, et surtout par sa capacité, levé sur ses deux pattes arrière, tête hors de la savane, libérant les membres antérieurs et le crâne, à se projeter mentalement ailleurs, tellement hors du lieu, de l’ici, du là-bas, qu’il devient l’être-non-là, capable d’un ailleurs spatial et surtout d’un ailleurs temporel – et capable de penser. Penser, c’est être ailleurs, doublement : ailleurs interne d’abord, habitant son propre crâne ; ailleurs externe, au lointain plus qu’au prochain, hantant un autre temps, l’autrefois et l’avenir plus que l’aujourd’hui. Quand je pense, je ne suis plus là, je suis absent, avec les morts, avec les non-nés. Etrange étranger, extraneus, extra-ordinaire. Je viens d’un autre espace, je vais dans un autre espace. Je passe d’espace en espace. Qu’aimes-tu donc ô étranger ? J’aime les nuages qui passent là-bas, là-bas, les merveilleux nuages.

Si l’espèce humaine est attachée à des types d’espaces apparemment très structurés, qui ont rapport à des lieux matériels et immatériels déterminés, elle est en réalité depuis le départ errante : sans lieu, transportant son espace corporel et mental avec elle partout tout autour de la Terre, et même dans l’Espace. L’humain n’est pas l’être-là, mais l’être-non-là. L’être-là est au contraire, n’en déplaise à Heidegger, la caractéristique essentielle de la plante, et existentielle de l’animal, sans métaphysique.



L’éthique est précisément ce qui manque à l’être-là – ce qui faisait défaut au Dasein.

L’errance est l’éthique de l’être-non-là de l’humain qui s’accepte, se comprend, se libère – s’acceptant comme plante déracinée, se comprenant comme animal déterritorialisé, se découvrant terrien libre dans un espace limité physiquement mais infini métaphysiquement.

Seule espèce capable d’errance, espèce étrange par son rapport ambigu à l’espace, attachée au sol, nostalgique de la caverne, imitant la plante dans son conditionnement d’enracinement et l’animal dans sa pulsion d’habitation, au moment même où elle croit s’éloigner d’eux. De cette espèce grégaire seuls certains individus singuliers se détachent vraiment en déliant les cordes qui les lient par hasard au groupe natal qui les a dressés et en retressant librement le destin naturel.



Avec l’entrée dans l’Histoire, l’errance fut d’abord souvent malheureuse, dans les religions – espaces licteurs, plus encore dans les monothéismes que dans les polythéismes, car ils firent de la déréliction la condition d’un espace vivable ligaturé bien plus que dans l’espace multipolaire des polythéismes où sacré et profane s’interpénètrent. Mais il y eut toujours non seulement des mythes, des pensées, des philosophies, des sagesses, des mystiques, mais surtout des personnes, penseurs, philosophes, sages, saints, qui vécurent une errance libre.

Il nous faut réinventer l’errance heureuse. La langue nous le disait : il y avait deux verbes errer en ancien français, avec deux étymons différents. Le premier errer, c’était itinerari (« itinérer », « voyager »), le second était errare (« se tromper »). La première errance. Ainsi parlait-on des « chevaliers errants » et du « Juif errant ». C’est aussi l’erre du navire qui va librement sur sa lancée propre. La première erreur ne signifiait pas le contraire de la vérité. Elle signifiait le chemin non connu d’avance, l’aventure. Elle était en quête de vérité. Mais qui s’en souvient ? Qui sait encore que « les erreurs d’Ulysse » désignent tout simplement ses voyages et non le fait de se tromper ? Même Dante s’y est fourvoyé au chant XXVI de l’Inferno, imaginant Ulysse trompant délibérément ses compagnons pour explorer l’Océan inconnu. Mais Dante, en pensant les erreurs d’Ulysse, pensait un de ses doubles, tenté par la libido sciendi, le péché de connaissance.

Il faut imaginer Ulysse heureux.

Il suffisait de relire Homère. Ulysse a été heureux. Il suffit de relire certains poètes. Li Baï a été joyeux. Bashô a été heureux. Il faut ré-imaginer Pythagore, Démocrite, Diogène, Pyrrhon, Maître Eckart, Montaigne, et même, avant le Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire, avant le Diderot de Jacques et son Maître, Descartes philosophant à cheval, se réchauffant dans un poêle, mourant à Stockholm. Descartes, dont le crâne après sa mort fut longtemps lui aussi errant, avant de venir se reposer sur un secrétaire du Musée de l’Homme. Toute pensée authentique est errante. Même immobile, la tête en son for intérieur vagabonde, rumine, dialogue avec les ombres errantes, rêve. Mais la tête ne pense jamais mieux que lorsque les jambes la mettent en branle, sentant sous la plante des pieds la terre tremblante et tournoyante. Le monde est une branloire pérenne. C’est Montaigne, notre première montagne pensante. C’est Nietzsche, montant à Sils Maria, marchant sur le chemin qui commence derrière l’auberge ou descendant à pied vers le lac – puis à l’automne redescendant vers Turin, Gênes, Naples, Sorrento. Et c’est aussi, à le bien comprendre, plus présent dans le vide entre les propositions, le silence entre les pensées, le montrable au-delà du dicible et du démontrable, Wittgenstein. Au-delà des ligatures logiques, des tractions et des tractations du Tractatus, des règles des jeux concertés de langage et puis de la certitude labile des liens de la philosophie de la psychologie – l’éthique vécue depuis l’errance choisie des tranchées jusqu’à l’ascèse érémitique de Skjölden et la retraite de Killary Harbour indique le sens caché (jusque dans les Carnets secrets qui franchissent simultanément l’interdit du silence sur ce dont on ne doit pas parler) mais visible, éclairant, évident, d’une existence philosophique qui médite l’errance comme l’envers mouvant de l’espace logique et le revers émouvant du logos .

Le sage taoïste, le moine mendiant du treizième siècle, le sadhu hindou qui prononce le vœu d’errance en choisissant de devenir parama hamsa, « oie sauvage suprême » – avaient depuis longtemps réinventé l’errance comme forme de vie.



L’errance est une forme de vie qui découvre l’espace délié, détaché, décordé, libéré, au-delà des espaces de liaison, de liens, de ligatures, d’attachement, des sociétés humanoïdes.

Mais c’est surtout le découvrement de l’espace intérieur, infini, de la méditation de la pensée libre. L’errance intérieure nous apprend ainsi que l’intériorité n’est pas seulement un mythe. L’intériorité est l’espace corporel et organique interne, plus qu’interne, intérieur, plus qu’intérieur, intime, qui chez l’humain qui va jusqu’au bout de lui-même permet seul la libération de la pensée et la liberté d’une forme de vie exceptionnelle dans l’espace infini des formes de vies déployées dans le Temps. L’être-non-là de l’errance heureuse est la condition de l’apprentissage de la liberté qui est le possible dont est capable l’être humain encore inachevé.



*



Epilogue



Dans un dernier retournement, nous avons encore à apprendre de la Physique ultime, celle des quanta, l’incertitude comme principe éthique. Le principe d’incertitude d’Heisenberg est peut-être la réponse au De la certitude de Wittgenstein. Cette incertitude n’est pas une non-connaissance, c’est un tremblement de l’assurance de la cordée. Car les cordes vibrent. Le long de la corde, au milieu de la corde – et non à l’un de ses bouts – il y a la vibration. La vibration et toutes ses harmoniques. Entre l’attachement et le détachement, il y avait l’harmonie. Cette vibration qui fait trembler l’être entier selon toutes les fréquences harmoniques, en relation à la fois avec autrui et avec le cosmos, c’est ce que recherchait à retrouver Pythagore, à la recherche d’une harmonie éthique du vivre ensemble en homologie avec l’harmonie des sphères. Les Stoïciens également avaient cette exigence ce correspondance entre la Cité humaine et le Cosmos. Sommes-nous capables de retrouver une forme de vie qui soit harmonie ?



La Physique moderne aurait-elle eu inversement également à apprendre de cette beauté qui est à la fois esthétique au sens grec et éthique (dans une forme de transcendance) ? C’est la controverse entre Leonard Susskind et Brian Greene sur le concept d’univers élégant : « La résistance aux explications anthropiques des faits naturels tient, en grande partie, aux critères esthétiques particuliers ayant influencé tous les grands physiciens théoriciens – Newton, Einstein, Dirac, Feynman – jusqu’à la génération actuelle24 ». Et Leonard Susskind, polémiquant avec son jeune et brillant poursuivant qui venait d’écrire son Univers élégant continue : « Les cosmologistes n’ont généralement pas attrapé le virus de l’élégance et de l’unité, comme c’est le cas des théoriciens des cordes – sans doute parce qu’ils sont plus habitués à regarder la nature en face qu’à s’extasier devant les beautés mathématiques25 ».



D’une certaine manière, l’évolution de la théorie des cordes vers la théorie des boucles quantiques qui cherche à la fois la supersymétrie mathématique et l’unicité primordiale de la théorie, semble donner raison à Brian Greene. Mais peut-on d’un point de vue logique comparer physique et mathématique d’un côté, et esthétique et éthique de l’autre ? Sommes-nous finalement non seulement encore capables de faire se rejoindre par-delà la logique, la Physique et l’Ethique – ou bien ces deux extrémités sont-elles devenues comme deux infinis incompatibles ?

Entre les extrémités, il y avait le milieu. Entre les deux infinis, dans l’absolu de la Physique, il n’y a pas de milieu possible. Cependant, au niveau humain, relatif, éthique, il faut dire avec Pascal :



On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux.

Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mouvement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes et qu’elle n’est jamais en effet qu’en un point, comme le tison de feu. Soit mais au moins cela marque l’agilité de l’âme si cela n’en marque l’étendue26.



 © Yves Ouallet



Notes:

1 La dernière née est la « gravité quantique à boucles ». Moins ambitieuse, plus abstraite, moins physique et plus mathématique, la « gravité quantique à boucles » nous intéresse moins ici dans la mesure où sa capacité « générative et transformationnelle » comme dirait Chomsky – sa puissance de modélisation théorique (en structure de profondeur) et sa force pratique (et néanmoins symbolique, en structure de surface) en acte – touche moins des universaux. Elle nous parle moins également au niveau des formes de vie – même si elle redevient fascinante dans le passage des formes d’espaces géométriques à l’échelle de nos vies, aux formes d’espaces numériques et algébriques. Cependant elle nous intéressera plus loin, en particulier lorsque nous rencontrerons le premier immense penseur d’une théorie des cordes à la fois physique, mathématique, mais surtout philosophique et éthique : Pythagore. La symétrie, et plus loin que la « super-symétrie », par exemple dans les symétries inhérentes à la théorie des groupes, la « symétrie immense » dont parle Marc Henneaux (Symétrie et gravitation, Leçon inaugurale au Collège de France, Arthème Fayard, 2021) rejoint, au-delà de l’idée « d’élégance », le concept d’harmonie non seulement pythagoricien, platonicien ou leibnizien, mais encore tout récemment remis à l’honneur par Jean-Philippe Uzan (L’harmonie secrète de l’univers, Montreuil, La Ville brûle, 2017, rééd. Paris, Flammarion, 2019).

2 Gabriele Veneziano a été ensuite Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Particules élémentaires, gravitation et cosmologie » de 2004 à 2013, où il a développé sa vision de la théorie des cordes surtout dans les cours et séminaires des années 2009 à 2014. Il est aujourd’hui Professeur honoraire.

3 Brian Green, L’Univers élégant, trad. Céline Laroche, Robert Laffont, Paris, 2000, pp. 158 sqq. Edition originale : The Elegant Universe, Norton & Company, Inc., New York, 1999.

4 Tous sont choisis, élus, même les « acousmaticiens », mais ceux-ci peuvent être aussi bien femmes qu’hommes, libres et esclaves, et, ce qui frappait le plus les habitants de la Grande Grèce, des adolescents et des enfants.

5 Christoph Riedweg, Pythagore, sa vie, son enseignement, sa postérité, trad. Corentin Voisin, Paris, Les Belles Lettres, 2023 (éd. originale Pythagoras, Verlag C.H. Beck oHG, München, 2018).

6 Jean Bollack, Empédocle, II « Les Origines », Les Editions de Minuit, 1969, p. 130.

7 Empédocle, Les Purifications, édité, traduit et commenté par Jean Bollack, éditions du Seuil, 2003. Cette éthique est elle aussi fondée sur l’opposition de 2 parties (« le récit des migrations du démon » et « Le divin » qui débute par une invocation aux Muses. Car moi, je fus déjà un jour garçon et fille / Et plante et oiseau et poisson, qui trouve son chemin hors de la mer disent les deux vers du fragment 117 (op. cit. p. 70). Jean Bollack comment ainsi : « Les bêtes lourdes et terrestres manquent ; ce sont plutôt des lignes tracées dans un espace de liberté. Tout est au singulier […] il suffit simplement d’envisager que la sorite de l’eau du dauphin apollinien forme un groupe avec les oiseaux et leur essor – la traversée et la conquête de l’espace » (Ibid., p. 71).



8 Chez Leibniz, substance inétendue, imperméable à toute action du dehors, mais subissant des changements internes obéissant aux principes d'appétition et de perception et qui constitue l'élément dernier, le plus simple, des êtres et des choses. Le terme et le concept (empr. au b. lat. monas, monadis « l'unité » gr. μονα ́ς, μονα ́δος adj. «seul, isolé» et subst. « l'unité ») concurrencent la notion démocritéenne d’atome et viennent de Pythagore : « [Chez les Pythagoriciens] Unité première, principe des êtres matériels et immatériels.Le vrai principe [du cosmos], c'est l'Unité primordiale, source des nombres; c'est la divine Monade (...). Découvrir le rapport de toutes choses avec la Monade originaire, tel est précisément le but que se proposaient les pythagoriciens (L. Jerphagnon, Histoire des Grandes Philosophies,Toulouse, Privat, 1980, p.19). Littré lui-même signale en tout premier avant Leibniz : « Unité parfaite qui, selon les pythagoriciens, renferme l'esprit et la matière sans aucune division. La monade de Pythagore c'est Dieu lui-même ».

9 Signalons justement que le terme de monade désigne aussi en Zoologie à partir de la fin du XVIIIème s. des protozoaires infusoires dont le corps ne présente aucune trace d'organe.La monade, et particulièrement celle que l'on a nommée la monade terme est le plus imparfait et le plus simple des animaux connus, puisque son corps, extrêmement petit, n'offre qu'un point gélatineux et transparent, mais contractile » (Lamarck, Philos. zool.,t.1, 1809, p.285).

10Pensées diverses IX  – Papier original : RO 270-2 et 269-1 (feuille découpée post mortem)Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 190 et 191 p. 429-429 v° / C2 : p. 399 v°-401 (copie de Pierre Guerrier). Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 330 / 1678 n° 22 p. 325. Éditions savantes : Faugère II, 259, XXIV ; I, 182-183, XI et XII / Havet XV.9, XXV.155, VI.62, VII.12 / Brunschvicg 673, 304, 351 / Tourneur p. 137-1 / Le Guern 676 et 677 / Lafuma 826 à 829 (série XXXI, notée XXX par erreur) / Sellier 667 et 668.

11 Cette section V des Pensées commence par les pensées 291-292-293 suivantes (Br.) : « Dans la lettre De l’injustice peut venir la plaisanterie des aînés qui ont tout. “Mon ami, vous êtes né de ce côté de la montagne ; il est donc juste que votre aîné ait tout” “ – Pourquoi me tuez-vous ? – Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave, et cela est juste”. C’est dans la pensée suivante que se trouve le célèbre aphorisme : « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà » (Br. 294).

12 cf Epictète : « Se promener sur la corde est chose difficile et dangereuse. Faut-il me promener sur la corde ? » (Diss. III, 12). Le danseur de corde de Nietzsche (Prologue de Zarathoustra) en est sans doute un autre souvenir. Pascal ne pense pas, en bon théoricien des cordes, qu’il puisse exister « en société » de corde solitaire, monadique – à moins que ce soit celle de l’exception, du penseur absolument solitaire qui est comme un mort : « On mourra seul.Il faut donc faire comme si on était seul ».

13 L’ancien germanique *stak- « pieu, piquet » donne le francique *stakkôn puis le latin vulgaire *staccare « attacher ». Attacher et détacher ont à voir avec la domestication des animaux (néolithique), puis avec la domestication, subie ou volontaire, des humains par eux-mêmes, et leur attachement à la domus (début de « l’Histoire » ?). Se détacher, c’est se dé-domestiquer.

14 Elle traverse la caisse du tympan dans sa paroi latérale (replis malléolaires de la membrane du tympan) et rejoint le nerf lingual. Elle contient les fibres viscérales qui innervent la glande sublinguale et véhicule des fibres sensorielles gustatives.

15 De concors « unis de cœur » et discors « désunis de cœur ».

16 La racine cor, corne, horn, de l’indoeuropéen *ker(n) a aussi sans doute une relation cette même famille, de même que le grec kara, tête (d’où choryphê, « chef »).

17 De même lacs et lacet, rets et réseau…

18 la syllabe ma semble universelle (Ruben…), premier son émis par le nouveau né qui tête la mamelle, et la syllabe pa n’en est qu’une variante : papa, est dérivé de maman. Les bilabiales sont des lèvres doubles, bouche et sexe femelle (le sexe masculin n’est qu’une corde simple). Mer,autre vieille racine indoeuropéenne *mer « lagune », est peut-être en rapport avec mère : mare et marinus le marin. L’évolution des langues renferme peut-être aussi l’évolution des espèces, avant Darwin.

19Faisceau, famille du latin fascis, « fagot », « paquetage du soldat », faisceau du licteur » d’où le fascisme, théorie totalitaire d’attachements (au sol, au groupe dominant, à la ligue militaire – mais aussi le fascicule petit livre relié. Le fascinum qui fascine est la verge, le phallus, le dieu Liber Pater cher à Quignard (Le sexe et l’effroi et La nuit sexuelle).

20 Le mot « société », ignoré jusqu’à très récemment de la plupart des langues, n’acquiert son sens moderne qu’au XVIIIe siècle, avant que les « sociologues » (Auguste Comte est encore philosophe, Durkheim ne l’est plus) autoproclamés ne le fétichisent en objet « scientifique ».

21 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Mais Pierre Hadot fut aussi le premier en France à écrire sur Wittgenstein, insistant sur le fait que c’était selon lui un des très rares (voire le seul) à être un philosophe à vivre comme dans l’antiquité (Wittgenstein et les limites du langage, 1959).

22 Leonard Susskind, The Cosmic Landscape: String Theory and the Illusion of Intelligent Design, Little, Brown and Company, New York, 2005. Tr. fr. Le paysage cosmique, Robert Laffont, Paris, 2007, rééd. Gallimard « Folio Essais », 2008. Cf. note de l’auteur, op. cit. p. 10 : « Je ne savais comment baptiser la nouvelle immensité remplaçant le vieux concept d’univers. Le terme alors (et toujours) le plus courant était multivers[…] J’ai fini par jeter mon dévolu sur mégavers [megaverse], sachant parfaitement que je commettais le crime linguistique d’associer le préfixe grec mega à la racine latine verse ».

23 « Les deux concepts – paysage et mégavers – ne doivent pas être confondus. Le paysage n’est pas un endroit réel. Considérez-le comme la liste de tous les modèles possibles d’univers hypothétiques. Chaque vallée représente un tel modèle », ibid., p.10.

24Le Paysage cosmique, ch. 4 : « Le mythe de l’unicité et de l’élégance », ibid. pp. 173-174..

25Ibid., pp. 199-200.

26 Pensées diverses III – Fragment n° 34/85 – Papier original. Copies manuscrites du 17e siècle. Editions de Port-Royal : chap. XXIX – Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 283-284. 1678 n° 28 p. 280-281. Editions savantes : Faugère I, 192, XLIII / Havet VI.21 / Brunschvicg 353 / Tourneur p. 101-104 / Le Guern 575 / Lafuma 681 (série XXV) / Sellier 560.