ANTONIN ARTAUD, LE SACRIFICE DE L’éCRITURE
YVES OUALLET
Université du Havre
Texte prononcé à Halifax, colloque « Le Sacrifice et le don », 9 octobre 2014
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On pourrait lire l’histoire humaine en suivant l’évolution de son inscription hiérarchique dans l’espace-temps. Découper l’espace et le hiérarchiser, distinguer différentes zones temporelles, répartir les objets selon leur efficience et diviser les corps en parties affectées de valeurs in-organiques – c’est l’opération du sacré. L’histoire des civilisations suit l’opération de sacralisation et de profanation de l’espace-temps, des objets, des corps – et partant, leur valorisation ou leur dévalorisation. Mais l’histoire récente de l’espèce humaine peut se lire à revers comme une désacralisation progressive de l’espace, du temps, des objets, des corps animaux et humains. L’espace, le temps, les corps, sont divisés selon d’autres lois (fonctionnelles, techniques, logiques, organiques) : la délimitation entre sacré et profane n’opère plus – ou de moins en moins. Ainsi pour les lieux, les édifices, les moments, les parties du corps : les temples disparaissent, les sabbats, les dimanches, les vendredis, les aurores, les nuits, les éclipses s’affadissent ; les corps se dénudent, les yeux peuvent tout voir, les oreilles tout entendre, les mains tout caresser, les bouches tout embrasser ou dévorer. Le sexe est banalisé. Le sacré s’en va – et avec lui la profanation n’a plus aucun sens.
Les hommes vivent étrangement cette disparition, en la déniant ou en l’exacerbant.
Artaud fut le signe vivant de cette conscience de la disparition du sacré. Son théâtre de la cruauté, son jeu d’acteur, son travail poétique, sa pratique du dessin, ses voyages, sa vie entière – toute son aventure est une tentative désespérée pour pallier la mort du sacré. Je voudrais essayer de lire l’aventure d’Artaud comme un parcours qui irait de l’expérience de la perte du sacré à la recherche d’une poétique du don. Ce parcours commence par un abandon de la littérature, un rejet de l’écrit qui a perdu le sens du sacré. L’écriture est originellement sacrifiée par Artaud, mais après avoir éprouvé cette perte dans son corps même pendant les internements, l’écriture va revenir sous une forme nouvelle, sacrificielle. Cette écriture, neuve et archaïque à la fois, agit comme une profanation qui rétablit une zone sacrée dans le corps et le langage pour pouvoir la profaner. Cette écriture sacrificielle est l’ultime effort pour que l’art devienne un don.
Je propose de partir de l’expérience du théâtre de la cruauté et de la parole poétique pour réfléchir sur le sens de l’œuvre comme sauvegarde et profanation d’un espace sacré. Le théâtre de la cruauté devait re-donner sur scène ce qui s’est absenté de la vie. De même la parole poétique (et son fantasme, son fantôme, la glossolalie) est un don en langue qui risque la mise à mort du langage oral comme lien social et de l’écriture comme dictat du groupe. C’est peut-être à ce prix qu’une approche du lien entre sacrifice et don pourrait être tentée à partir de l’expérience des limites d’Antonin Artaud.
- Le théâtre de la cruauté comme réponse a la mort du sacré
Si le théâtre selon Artaud est un acte sacrificiel, l’écriture est visée par ce sacrifice. Pour Artaud la « littérature » n’existe pas : ce qui existe seulement, c’est l’acte sacrificatoire qui doit combler la séparation entre l’écriture et la vie. Ce qui est maudit dans ce temps, c’est l’écartèlement de la parole et de la vie, et encore plus, la gratuité, l’arbitraire, l’obscénité de l’écriture désormais sans rapport avec la vie. « Toute l’écriture est de la cochonnerie1 » écrivait déjà Artaud dans Le Pèse-Nerfs. Et il poursuivait : « Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci […] tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens […] sont des cochons2 ». Ceux-là sont les écrivains patentés, les faiseurs de Belles Lettres, les littérateurs, les journalistes, les lecteurs – tous ceux qui croient, ou font semblant de croire, que la littérature n’est pas morte et que l’écriture coïncide avec la vie. Or la littérature écrite n’est plus vivante depuis longtemps. L’Ecriture est morte. Depuis que les mythes sont devenus des histoires et non des rituels, les lettres des notations et non des signes, l’écriture une archive et non une invocation. Depuis que la communauté est devenue société. Depuis que le sacré a déserté la civilisation occidentale.
Pourquoi l’écriture au lieu de la parole ? Pourquoi la parole au lieu du chant ? Pourquoi le chant au lieu de l’invocation ? L’écriture s’est tellement éloignée de la vie que la vie s’en est allée. Comment retrouver la vie perdue ? Comment retrouver le sens perdu de la vie ? Comment retrouver l’urgence d’une action qui serait la vie elle-même ?
Il faudrait abolir la distance entre l’écriture et la vie. Retrouver un sens du sacré. Non pas réunir ce qui a été séparé – mais montrer cette séparation elle-même. Pour cela il faut sacrifier ce qui fait semblant d’être vivant. Sacrifier l’imitation, sacrifier la fiction. Sacrifier la littérature. Sacrifier l’écriture. Les remplacer par un Acte – qui rétablisse le lien du corps aux autres corps séparés et au Corps cosmique. La relation vive de la vie à la mort – de la mort comme partie de la vie.
Ce sera le sens du théâtre de la cruauté. Le théâtre de la cruauté devait pallier la mort du sacré. Pour Artaud la malédiction – le mal-dire – de notre temps réside dans la disparition du sacré dans la vie et seul le sacrifice du langage peut répondre à cette disparition comme au mal-être du corps séparé du sens. Voici les phrases liminaires de la préface au Théâtre et son double, « Le théâtre et la culture », la première et les deux dernières phrases :
Jamais, quand c’est la vie elle-même qui s’en va, on n’a autant parlé de civilisation et de culture.3
[…]
Aussi bien, quand nous prononçons le mot de vie, faut-il entendre qu’il ne s’agit pas de la vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes. Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers4.
Le théâtre de la cruauté est le lieu du sacrifice. La scène est un bûcher où les corps en brûlant envoient des signes et non des mots. Qu’est-ce qui est sacrifié en premier dans ce sacrifice désespéré qui cherche à restaurer le sacré disparu ? C’est le langage linguistique et c’est l’écriture. L’oral émis par le lambeau de chair vivante qu’est la langue est toléré, tolérable, dans la mesure où il provient du cri. Qui n’a entendu la voix d’Artaud proférant, dans Pour en finir avec le jugement de Dieu ? Mais les cris interdisent l’écrit. C’est l’écriture qui est sacrifiée en premier sur l’autel cruel du théâtre. Artaud dit dans « En finir avec les chefs-d’œuvre » :
On doit en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite. La poésie écrite vaut une fois et ensuite qu’on la détruise. Que les poètes morts laissent la place aux autres […] Sous la poésie des textes, il y a la poésie tout court, sans forme et sans texte. Et comme l’efficacité des masques, qui servent aux opérations de magie de certaines peuplades, s’épuise – et ces masques ne sont plus bons qu’à rejeter dans les musées – de même s’épuise l’efficacité poétique d’un texte, et la poésie et l’efficacité du théâtre est celle qui s’épuise le moins vite, puisqu’elle admet l’action de ce qui se gesticule et se prononce, et qui ne se reproduit jamais deux fois5.
Mais ce ne sont pas uniquement les textes figés, glacés, pétrifiés, des classiques, qui sont visés ici par Artaud : c’est le principe même de l’écriture. L’écriture même est le sujet du sacrifice originel du théâtre de la cruauté. Le théâtre sacrifie sur scène l’écrit en dépeçant le langage pour faire renaître une langue vive. Mettre à mort l’écriture, c’est dépouiller le langage de ses peaux, jeter au feu ses oripeaux, montrer la chair vive et nue de la langue. Ce travail est inséparable du travail poétique. Or le travail poétique est ici celui des corps – corps vivants des acteurs. Le corps de l’acteur est le corps poétique qui donne tout son sens au théâtre. Le corps de l’acteur qui gesticule et fait des signes se substitue au corpus écrit des textes. Le sacrifice de l’écriture est une mise à mort dans laquelle le corps vif de l’homme prend la place des lettres mortes – seul moyen pour qu’une culture, une civilisation, redevienne mouvante, vivante. Sinon la culture et la civilisation ne sont également que des mots morts, des momies inertes. C’est ce que crient les Messages révolutionnaires :
C’est pourquoi la culture n’est pas écrite, et que, comme le dit Platon : « la pensée a été perdue du jour où une parole a été écrite ».
Ecrire c’est empêcher l’esprit de bouger au milieu des formes comme une vaste respiration. Puisque l’écriture fixe l’esprit et le cristallise dans une forme, et de la forme naît l’idolâtrie.
Le vrai théâtre comme la culture n’a jamais été écrit6.
La plus grande partie de l’histoire de l’humanité s’est passée sans écriture. La majorité des civilisations n’a pas connu l’écrit. Appeler Histoire la période qui commence avec l’écriture est un déni de la plus longue partie de l’histoire de l’espèce humaine et une négation de la plupart des civilisations. L’écriture est arrivée tard, très longtemps après l’avènement du linguistique – qui est d’essence oral. Et avant les langues, pendant plusieurs millions d’années, le langage n’a pas même été linguistique – il était gestuel. Ensuite, pendant des centaines de milliers d’années, le langage a été oral. Il y a moins de six mille ans l’écriture est apparue seulement en Chine et en Mésopotamie. L’écriture est devenue sacrée – sacrée dans les contes, profane dans les comptes.
Sacrifier l’écriture n’est pas la sacraliser. C’est montrer que son sacre est un simulacre.
C’est montrer que cette place que l’écriture usurpe peut être sacrée sans écrit.
C’est l’espérer.
De même, revenir à un théâtre qui ne soit pas une simulation, un théâtre qui ne soit pas mimétique, c’est redécouvrir en lui la vie elle-même.
C’est le tenter.
Afin que le théâtre soit vivant, afin que la culture garde le sens authentique d’une croissance vive de la nature, il faut donc traverser l’écrit, l’outrepasser, reculer en amont vers l’origine, s’abîmer en aval vers la fin de toutes choses. Afin que l’existence signifie à nouveau, sous l’épiderme des traces des signes usés, dans la profondeur à vif du corps écorché, l’écriture doit être sacrifiée.
Le théâtre de la cruauté est cette recherche de l’existence écorcée de la peau des lettres mortes, l’expérimentation d’une vie écorchée de l’écriture.
On sait que le théâtre de la cruauté n’existera jamais vraiment. C’est sur le bateau en partance pour le Mexique – à la recherche de la culture perdue et de la civilisation massacrée des Indiens – qu’Antonin Artaud trouvera le titre Le Théâtre et son double, inscrit dans deux lettres envoyées à Jean Paulhan. Et quand Le Théâtre et son double paraîtra enfin, Artaud sera interné et commencera son errance d’hôpital en clinique, de clinique en asile.
Il va y perdre l’usage même de l’écriture.
Le sacrifice de l’écriture va être vécu dans son corps même, souffrance terrible du poète qui sera opéré vivant de l’écrit.
2. Langage sacrifié, langue arrachée
Malgré ses imprécations, Antonin Artaud n’avait pourtant jamais vraiment cessé d’écrire. Mais dans sa descente aux enfers, il va faire l’expérience terrible de la perte de l’écriture et de l’égarement du langage dans son corps même. L’oralité va remonter vers son origine terrifiante : cris et chuchotements, grognements et grondements. On a des témoignages de médecins sur les pratiques vocales d’Artaud et sur son écriture en perdition – entre interdiction médicale et graphomanie. Il nous reste surtout un texte admirable écrit en 1947 au sortir de Rodez, dans le retour de l’écriture : Dix ans que le langage est parti. Dans ce texte Artaud revient sur ce départ du langage et sa pratique du dessin qui a réintroduit les signes graphiques d’une autre manière. Ce texte débute ainsi :
DIX ANS QUE LE LANGAGE EST PARTI,
qu’il est entré à la place
ce tonnerre atmosphérique
cette foudre7
Ce n’est plus la mise à mort de l’écriture sur une scène, c’est le langage lui-même qui s’absente du corps. Ce n’est plus uniquement le dépeçage au scalpel de l’épiderme des signes écrits afin de mettre à vif la vie, c’est le langage lui-même qui est parti. Le corps fait des signes qui ne parlent plus, il émet des bruits tonitruants et lance des signaux cacophoniques. La langue ne sculpte plus les sons, elle crie sans phonétique, elle s’arrache au langage appris.
Ce n’est plus uniquement l’écriture qui est sacrifiée, c’est la langue qui est arrachée au langage.
La langue n’est plus qu’un lambeau de chair claquant sur le palais, heurtant les dents, bousculant les lèvres.
La langue n’articule plus.
La langue est arrachée de l’humanité.
La langue ne parle plus.
La langue est arrachée au logos, à la logique, aux idées, au sens, aux mots, au langage articulé.
Comment la langue est-elle arrachée ?
Comment la langue arriverait-elle encore sur le papier ?
Comment ?
Par un coup
anti-logique
anti-philosophique
anti-intellectuel
anti-dialectique
de la langue
par mon crayon noir appuyée
et c’est tout8.
Ce coup de la langue est un coup qui tue la raison.
Un coup qui ne fait plus que sonner, que résonner.
La personne n’est rien d’autre que ce qui fait sonner à travers, à travers le masque de peau de bête, ce qui est à vif derrière le masque rigide et grimaçant – persona, per-sonare dit le latin.
C’est le théâtre.
Ce coup de la langue est aussi langue coupée.
Coupée des signes tracés par la main.
Le stylo n’inscrit plus – il frappe, il perce, il transperce. Il redevient stylet. Il tue. Il redevient couteau. À la limite il pourrait peut-être sculpter.
Le crayon ne trace plus. Il appuie. Le crayon n’est plus là que pour marquer le rythme du corps souffrant, comme Artaud le fera encore à Ivry, martelant la table avec un couteau tout en psalmodiant et fulminant.
Seul quelque chose comme le dessin peu à peu vient, revient, seul d’abord il est possible. Le dessin, depuis les Cahiers de Rodez, va envahir les feuilles. Mais ce n’est pas un dessin d’art.
Et depuis un certain jour d’octobre 1939 je n’ai jamais plus écrit sans non plus dessiner.
Or ce que je dessine
Ce ne sont plus des thèmes d’Art
transposés de l’imagination sur le papier, ce ne sont pas des figures affectives,
ce sont des gestes, un verbe, une grammaire, une arithmétique, une Kabbale entière et qui chie à l’autre, qui chie sur l’autre,
aucun dessin fait sur le papier n’est un dessin,
la réintégration d’une sensibilité égarée,
c’est une machine qui a souffle,
ce fut d’abord une machine
qui en même temps a souffle.
C’est la recherche d’un monde perdu
et que nulle langue humaine n’intègre
et dont l’image sur le papier n’est plus même lui qu’un décalque, une sorte de copie
amoindri.
Car le vrai travail,
est dans les nuées. –
Mots, non,
plaques arides d’un souffle qui donna
son plein9
Et parmi ces dessins la langue assène ses coups sonores. Ce sont les glossolalies. Non pas aboli bibelot d’inanité sonore – mais sons pleins, sonnants, tonnants, déchirants. Les glossolalies apparaissent déjà dans les lettres écrites de Rodez, elles reviendront commentées dans Suppôts et Suppliciations. Artaud y montre le lien perdu du corps au langage cérébral :
Car les lettres ne sont que le graphisme simplet qui pouvait répondre à la nécessité d’être éveillé par le réflexe spectre d’un organe créé pour un temps et à sa naissance condamné :
LE CERVEAU
Les lobes du cerveau ne sont pas infinis, l’infini non plus, mais il dure.
Je connais un état hors de l’esprit, de la conscience, de l’être,
Et qu’il n’y a plus ni paroles ni lettres,
Mais où l’on entre par les cris et par les coups.
Et ce ne sont plus des sons ou des sens qui sortent,
plus des paroles
mais des CORPS.
Cogne et foutre,
dans l’infernal brasier où plus jamais la question de la parole ne se pose ni de l’idée.
Cogner à mort et foutre la gueule, foutre sur la gueule,
est la dernière langue, la dernière musique que je connais,
et je vous jure qu’il en sort des corps
et que ce sont des CORPS animés.
ya menin
fra te sha
vazile
la vazile
a te sha menin
tor menin
e menin menila
ar menila
e inema imen10
Le corps est le lieu du sacrifice du langage, le lieu de la malédiction. Car c’est le corps qui est séparé, coupé, découpé, détruit, corps incapable de signifier autrement que de manière symptomatique – symptômes que les médecins provoquent. Corps séparé, démembré, désorganisé. La perte des langages corporels est parallèle à la perdition du langage. Le corps lui-même est sacrifié, ou plutôt profané. Or seul ce qui était sacré peut être profané. Le corps avait des lieux secrets, sacrés : bouche, sexe, anus. Ce que montre brusquement Artaud, c’est la profanation désespérée de ces zones du corps, qui prélude à leur désacralisation.
3. Poétique de la greffe et don
Sorts, graffitis, dessins étaient liés depuis 1938 chez Artaud, dans le sacrifice de l’écriture, à la pratique magique. Quand l’écriture va revenir, à la fin de l’internement à Rodez, elle reviendra d’abord comme profanation. Imprécations, obscénités, blasphèmes, le langage revient par interjections, projections, déjections. Ecrire, c’est jeter des sorts. Le jet des signes sur le rectangle de papier fait du cahier un lieu de sacrifice. C’est l’explosion du geste qui compte, la violence et l’urgence du cri. La feuille de papier reçoit les coups, elle les supporte, elle les souffre. Le carré vierge de la page, le rectangle quadrillé du cahier, délimitent l’espace sacré des augures. Carré magique de sol séparé du reste de la terre, rectangle de ciel découpé dans le restant de l’azur, la page blanche est un lieu séparé du reste de l’espace, coupé du tissu profane du monde : lieu du sacral. Non pas lieu sacré : lieu sacrificiel de lettres qui profanent les Ecritures sacrées. La lettre jetée dans le cahier, la lettre projetée sur le papier est le produit d’un geste magique, ou plutôt d’un jet, sans objet ni sujet. Ce n’est pas une pensée, ce n’est pas un culte – c’est le contraire de la culture qui cultive, c’est l’inverse de la religion qui relie : c’est la langue rendue à l’état sauvage, c’est le corps sauvage qui cherche à se sauver.
Voici le sens, profond et violent, des glossolalies et de la griffure des cahiers. De cette lallation haletante et de ces griffures lacérantes, Artaud va faire resurgir l’écriture. L’écriture n’est plus sacrifiée : elle est le sacrifice lui-même. L’écriture est la pratique sacrificielle en soi. À quelles fins ? Se refaire un corps, neuf, hors de soi-même, greffé sur un support extérieur. Ce corps externe est un corps poétique. C’est une greffe que la griffe du corps natif ente sur le corps profané du langage social. Le corps aliéné du patient et le corps aliénant de la société sont mis à mort pour donner naissance à l’excroissance d’un corps poétique nouveau. Dans les Cahiers, de Rodez à Ivry, c’est ce corps et cette identité personnelle, re-sonnant dans la langue, qui se reconstruit. Le cerveau, la bouche, la main résonnent peu à peu à neuf dans le souffle de la forge du corps poétique. Antonin Artaud, sorti de Rodez en mai 1946, se remet à écrire comme jamais il n’a écrit, dans un flux biologique presque ininterrompu. L’écriture, autrefois sacrifiée, à présent sacrifiante, ressuscite de ses cendres. Son rapport au sacrifice se renverse : l’écriture devient l’opération elle-même du sacrifice. Et ce sacrifice deviendra le don suprême, poétique, pour les survivants, les nouveaux vivants – que nous sommes. Par la greffe de l’écriture, dans le sursaut du surgeon qui pointe vers autrui, le sacrifice se retourne en don de survie.
L’écriture resurgit comme une sécrétion. Le corps se déverse sur le papier, il emplit des cahiers entiers. Les secrets de la machine interne du corps s’écoulent, ils sont sécrétés et retournent au secret d’un corps poétique écrit. Cette sécrétion scripturale repart du graffiti, redevient graphe, repousse en greffe. Secrétaire qui extrait du secret et remet au secret, greffier qui griffe puis agrafe et graphie, un écrivain renaît – naît ? Cette autographie, cette autogreffe, est une identité poétique qui s’invente de la sécrétion à la greffe, parallèlement aux autoportraits dessinés : visage et oralité sourdent ensemble (Os, oris est aussi bien la bouche que le visage)11.
Alors Artaud peut écrire :
Je suis, paraît-il, un écrivain.
Mais est-ce que j’écris ?
Je fais des phrases.
Sans sujet, verbe, attribut ou complément.
J’ai appris des mots,
Ils m’ont appris des choses,
À mon tour je leur apprends une manière
de nouveau comportement.
Que le pommeau de ta tuve patin
t’entrumène une bivilt ani rouge,
au lumestin du cadastre utrin.
Cela veut dire peut-être que l’utérus de la femme tourne au rouge, quand le Van Gogh le fou protestataire de l’homme se mêle de trouver leur marche aux astres d’un trop superbe destin.
Et ça veut dire qu’il est temps pour écrivain de fermer boutique,
et de quitter la lettre écrite pour
la lettre12.
Cette sur-vie s’annonce comme un don, une naissance utérine externe, une re-naissance, lisible depuis la reconnaissance dans Van Gogh le suicidé de la société. Greffe, surgeon, reconnaissance : l’art et la vie sont déjà revenus comme don dans Van Gogh le suicidé de la société. Il s’agit avant tout d’un don en langue, et d’un don poétique. Ce corps poétique est sécrété et donné en dehors du corps physique. Le corps physique rompu et séparé, sacrifié, profané, donne naissance en dehors de lui à l’autre corps, graphié, greffé, enté sur le neuf, hanté par l’ancien. Ce corps poétique est donné dans l’écriture qui fait retour. L’écriture sacrifie l’ancien corps pour donner le corps nouveau.
Que nous crie l’aventure d’Artaud ? Le don du corps poétique est l’envers du sacrifice de l’écriture. L’écriture était sacrée. En comprenant que le langage est en réalité une invention humaine et l’écriture la sacralisation de cette invention, l’espèce humaine a perdu le sacré comme origine de la signification. Le seul acte qui puisse réparer cette perte est le don de l’œuvre.
© Yves Ouallet
Notes:
1 Antonin Artaud, Le Pèse-Nerfs, dans Antonin Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 165. Nous nous référerons à cette anthologie des œuvres d’Artaud établie par Evelyne Grossman, notée désormais « Quarto ». Le Pèse-Nerfs paraît initialement en 1925 chez Gallimard, à la NRF, dans la collection « Pour vos beaux yeux » dirigée par Aragon.
2Ibid.
3Le Théâtre et son double, « Quarto », p. 505.
4Ibid., p. 509.
5 « En finir avec les chefs-d’œuvre », « Quarto », pp. 551-552.
6Messages révolutionnaires, « Quarto », p.703.
7Dix ans que le langage est parti, « Quarto », p. 1512.
8 Ibid.
9Ibid., pp. 1513-1514.
10Suppôts et suppliciations, « Quarto », pp. 1351-1352.
11 Cf. Ouallet Yves, « Le visage et ses doubles », dans Autoportrait et altérité (dir. Sandrine Lascaux, Yves Ouallet), Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2014, pp. 151-174.
12Dix ans que le langage est parti, « Quarto », p. 1516. Ce sont les dernières lignes de ce texte.