Bataille - Errances
Article « Errance » dans Dictionnaire critique de Georges Bataille, Cahiers Bataille N°4, éditions « Les cahiers », 2019.
Errance
Le plus hostile dans la morale du salut : elle suppose une vérité et une multitude qui, faute de la voir, vit dans l’erreur. Être juvénile, généreux, rieur – et ce qui va de pair, aimant ce qui séduit, les filles, la danse, les fleurs, c’est errer.
L’errance, est-ce l’erreur ?
Errer, est-ce seulement se tromper de chemin ? Choisir volontairement le mauvais chemin ?
Errer, est-ce quitter les chemins ? Quitter tout chemin ?
L’erreur a d’abord signifié seulement l’errance – puis lorsque « faire une erreur » en vint à signifier uniquement « se tromper », lorsqu’on lui fit prendre le chemin inverse de celui de la vérité, lorsqu’on réduisit même l’erreur à la faute en la faisant passer de la science et de la logique à la morale, on continua cependant à confondre l’errance avec l’erreur.
Il est temps de redonner à l’errance toute sa force primitive, celle de la planète errante qui suit une trajectoire apparemment erratique parmi les étoiles fixes.
L’homme – le terrien – n’est rien d’autre qu’un errant qui erre à la surface d’un astre errant lui-même dans le ciel.
Les erreurs d’Ulysse n’étaient rien d’autre que son errance ballottée par les flots de l’existence. Ni vérité ni morale n’existaient encore.
Errer a en effet une étymologie double : iterrare, errare. De cette double origine procède son ambivalence, puis son ambiguïté : Itinérer, puis se tromper.
L’identification du chemin de la vie avec la voie de la vérité entraîna la confusion de la vérité de la connaissance avec celle du jugement moral (Ego sum via, veritas et vita). Sens et valeur furent confondus et l’errance devint erreur dans le mauvais sens.
L’expérience de Bataille est celle de cette errance de l’erreur.
J’ai voulu que l’expérience conduise où elle menait, non la mener à quelque fin donnée d’avance. Et je dis aussitôt qu’elle ne mène à aucun havre (mais en un lieu d’égarement, de non-sens).
Egarement et non-sens : voici l’errance issue de l’erreur – errance comme destin. C’est le choix de l’erreur qui provoque l’errance comme destin. Le renversement de la vérité est chute dans l’erreur, puis seulement ensuite errance.
Ce destin de l’errance provient d’un renversement, puis d’une série d’inversions. Errance authentique, née de la vie avant de se perdre dans l’écriture : parole écrite qui n’est pas exactement une œuvre mais plutôt le reste de blocs, roches, pierres erratiques qui appartiennent à la moraine d’un glacier ou aux coulées de lave sous le cône de déjection d’un volcan. Le renversement originel est celui d’un vivant qui découvre que la vie dans la civilisation à laquelle il appartient est devenue invivable – en tout cas pour lui-même. Ce renversement est celui du christianisme, mais il ne se révèle que dans le bouleversement précis d’un corps qui tombe à la renverse, se relève, réapprend à marcher en titubant, devient errant – mais d’une errance qui n’existe que menacée par la chute. Ce renversement est celui d’une morale qui n’est plus vivante, mais c’est également le renversement d’une logique du sens qui s’abîme dans l’absurde du non-sens.
J’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme.
Le bout, le but.
Erreur : errance d’aval.
Attirance de l’extrême, désir du fleuve plein de méandres de se jeter à la mer.
Tant que le renversement provient d’un bouleversement intérieur, tant qu’il sourd de l’expérience et ne devient pas théorique, la suite des erreurs qu’il provoque dans l’aventure de la vie est errance. Simplement, au lieu des erreurs d’Ulysse qui résultent de l’expérience extérieure du monde, ces erreurs sont issues de l’expérience intérieure. Mais lorsque ce renversement (du corps souffrant et jouissant plutôt que renversement des valeurs) dont la vie a d’abord du mal à se relever, devient inversion programmée (philosophiquement, moralement, artistiquement ou même simplement existentiellement) – alors cette errance devient artificielle car elle ne se définit plus que comme erreur. Ainsi les inversions systématiques du Bien en Mal, de la bénédiction en malédiction, de la sacralisation en profanation, de la vérité en erreur, transforment l’errance en chemin orienté vers une destination – même si le chemin accidenté est occidenté plus qu’orienté, va de station en station autant que de chute en chute, comme un chemin de croix ou une marche au supplice. C’est d’ailleurs en ce sens précisément que le sadisme est le contraire d’une errance. Lorsque le renversement d’une vérité aboutit à une simple inversion des valeurs, l’erreur redevient vérité et le balancement alternatif entre les vérités ou les erreurs – peu importent les noms dont elles sont affublées – dessinent des virages, des tournants, des zigzags, qui ne relèvent plus de l’errance.
Ascèse/orgie
Religion/
Mystique/
Somme théologique/somme athéologique
Aucune somme n’est une errance
L’errance issue de l’erreur pose la question du sacré. Elle résulte de la profanation du sacré. Elle n’est pas première : elle est une conséquence de cette profanation. La profanation opérée par le mal ne fait qu’inverser la sanctification opérée par le bien. La malédiction provoque la fuite erratique. Le sacrifice oblige à l’errance. Sacrifier – rendre sacré – oblige à s’arrêter devant l’interdit et à faire sans cesse le détour – ou, si l’on franchit l’interdit, à prendre la fuite, à se réfugier dans un exil provisoire que seule la mise à mort qui succédera à l’arrêt de mort suspendra. Caïn est contraint à l’errance, mais cette errance n’est pas native, elle n’est pas choisie : il y est condamné. Elle est consécutive au franchissement de l’interdit du meurtre. L’interdiction provoque la malédiction, qui contraint à la fuite. C’est la chute qui détermine l’errance. L’égaré qui se relève de la chute devient errant, mais cette errance angoissée est un égarement qui n’a rien à voir avec l’errance joyeuse de l’ouverture libre au monde. Menacée, obsédée par la chute, cette errance est liée à l’angoisse de l’arrêt de mort et non au mouvement incessant de la vie. Seule l’extase de la joie peut rouvrir sur une autre errance, vive, vitale, vivace – et non mortifère.
Sans doute n’y a-t-il d’errance authentique – c’est-à-dire de marche en dehors des chemins, des indications, des destinations, ne tenant compte ni des frontières ni des limites ni des seuils ni de tout découpage prédéterminé de l’espace et du temps – que dans l’ignorance de la séparation entre espace-temps profane et sacré.
Il en va de même pour le corps. Les zones sacrées (ou sordides) du corps (comme celles de la sexualité, de l’affection comme de la défection) qui sont taboues, deviennent le lieu du dévoilement, du dénudement, puis de la profanation – vécues comme erreurs qui font office d’errance. À ce dénudement et cette profanation j’oppose la nudité de Diogène le Cynique ou de Montaigne.
Errance véritable, qui ne se soucie pas de l’erreur car elle ne se préoccupe pas de la vérité.
Errance d’amont. Elle remonte vers le commencement au lieu d’être fascinée par la fin. Elle désire l’origine et non la destination.
Premier royaume et non dernier royaume.
Iterrare et non errare.
Itinerrance : voyage sans but, chemin sans bout.
Errance sans destination.
Erreur de l’erreur : il faut retourner l’erreur en errance.
Les erreurs d’Ulysse sont une errance sans erreur.
Iterrare humanum est.
Errance authentique.
Insouciance et non souci, détachement au lieu de préoccupation, déracinement et non enracinement. Mais ce déracinement n’est pas une souffrance, ce n’est pas un sacrifice. C’est une joie.
Ouverture de cette joie au lieu de l’exiguïté de l’angoisse.
L’errance peut être un gai savoir et non une connaissance tragique.
J’appelle errance ce voyage qui n’est plus un voyage car il est sans destination.
Voyage sans but.
Voyage sans bout.
J’appelle errance cette manière de vivre qui n’est plus la recherche d’une voie, mais le simple fait nu d’aller.
Aller, le plus beau verbe du monde.
En langue française, le verbe du déracinement, verbe aux trois racines :
Je vais.
Je suis allé.
J’irai.
Sans me retourner en arrière.
Ne plus être Orphée, ni Boutès.
Ulysse lucide, devenu Personne, capable d’écouter le chant des sirènes sans être fasciné.
Il est temps de quitter les chemins.
L’errance précède. Elle est originelle et non finale. Ni mal ni bien, ni sacré ni profane. Aucune fuite, aucune chute. Cette errance n’est pas fascinée par la chute. Elle évite l’obstacle, l’interdit, elle ne cherche pas à tomber mais au contraire à avoir de l’allant
L’errance véritable est détachement. Errer c’est être détaché de tout territoire. Être sans attaches c’est arracher ses racines, ne plus tenir à aucun espace, ni profane ni sacré.
L’errance est une forme de vie et non une marche à mort.
Mon errance n’est ni fracture du temps ni effraction d’un espace sacré. Elle n’est pas issue d’une fragmentation de l’espace. Elle n’est ni rivée à l’actuel ni consacrée à l’éternel. Elle est traversée libre de l’espace et insouciance du temps.
Mon errance ne vient ni du supplice ni de la supplique, ni de la suppliciation ni de la supplication.
Mon errance n’est pas le contraire de la vérité. Elle n’est pas le fruit de l’erreur.
Elle n’est pas non plus opposée à l’erreur.
Simplement elle ne s’oppose pas. Elle ne contre rien. Elle ne
Elle ne cherche pas la vérité et ne tombe pas dans l’erreur.
Elle n’est ni une quête ni un égarement.
Ni une route ni une déroute.
Ni un combat, ni une bataille, ni une fuite ni une désertion.
C’est le cheminement d’un être sans chemin.
Je vais.
Avoir seulement de l’allant.
Errer, c’est être sans destin.
Pour moi l’errance est la liberté.
Errer c’est vivre à l’air libre, sous un ciel libre – et non dans le confinement, la séparation et la clôture du sacré, et pas plus dans son effraction ou sa fracture.
Errer, c’est être enfin libre.
Il ne s’agit plus de le dire.
Il s’agit de le vivre.
Ce qui compte n’est plus l’énoncé du vent, c’est le vent.
© Yves Ouallet