Partition 1
Après une lecture du Dante
Liszt et les ombres de l’écriture
Pour Raphaël
Dante est devenu musique, au siècle romantique, non seulement comme source thématique (à l’égal de Shakespeare), mais comme personnage même de l’œuvre musicale (comme Hoffmann). C’est Liszt qui le premier transfigure Dante musicalement, qui fait de sa figure une fiction musicale, que ce soit dans Après une lecture du Dante (1838-1839, 1849) ou dans sa Dante Symphonie (1856).
C’est cette ombre musicale de Dante, portée par la Divina Commedia, que je voudrais essayer de cerner, uniquement dans la Fantasia quasi Sonata de Liszt, car tout vient de cette partition stupéfiante1.
Que reste-t-il de Dante dans la musique qui porte son nom ? Les mots de la Commedia figurent déjà une musique, et configurent le fantasme du double de Dante lui-même, mais l’énigme réside dans le passage au langage musical, non linguistique, seulement instrumental, pianistique, chez Liszt. Et surtout, dans Après une lecture du Dante, Liszt ne transpose pas, ne traduit pas, ne paraphrase pas. Après une lecture du Dante n’est pas une transcription, ni une transposition. Ce n’est pas un analogon musical d’un texte littéraire. C’est la création, après le choc de la lecture, d’une cosa mentale sonore. C’est une pensée éthique autant qu’esthétique.
Liszt écrit après la lecture – mais sa musique, la musique, nous fait remonter avant toute lecture.
Alors comment poser les questions essentielles ?
- Que se passe-t-il après la lecture ? Qu’entendre ? Qu’est-ce qui, de la lecture, migre vers la musique ? Qu’est-ce qui passe du littéral au musical ?
- Qu’est-ce qui, dans la musique, rappelle la lecture ? l’entendu de la lecture ? l’inouï de la lecture ? Est-ce une émotion ? Est-ce une autre écriture ? une transcription ?
Ou bien, plutôt peut-être :
- Qu’est-ce qui, dans la musique, renvoie avant la lecture ? Qu’est-ce que la musique appelle, en-deçà du langage ? Avant le linguistique, quel est ce monde que convoque la musique ?
Ou encore :
- Qu’est-ce qui passe à travers la musique – qui provient de plus profond que la langue, et que la langue transcrit dans l’écriture et la lecture, mais que seule la musique reconduit à l’émotion native, a-linguistique ?
Par la musique, l’écriture peut-elle être vraiment re-présentée ? Les figures de l’écrivain peuvent-elles être figurées ? Refigurées ? Défigurées ? Transfigurées ?
Ce qui passe, ce qui se passe, dans les musiques d’après la lecture de Dante, est de ce point de vue – de ce point d’entente – exemplaire. Les opéras issus de la Divine Comédie, par exemple ceux de Rachmaninov ou de Zandonai qui représentent l’épisode de Paolo et Francesca (déjà illustré par Tchaïkovski après Liszt), sont évidemment de l’ordre du visible et du linguistique, et ils sont encore du domaine de la représentation visible et linguistique même pour la figure de l’écrivain (puisque l’on peut y voir Dante et son ombre sur scène et les entendre parler). Par contre chez Liszt – dans Après une lecture du Dante et dans son poème symphonique Dante Symphonie – l’essentiel des questions sur les figures musicales de l’écrivain sont posées d’emblée hors du visible et du linguistique, dans le musical pur. C’est pourquoi je me concentrerai uniquement sur Après une lecture du Dante, intégrée dans Les Années de pèlerinage, deuxième année : L’Italie.
I. Genèse
- La cellule initiale
Le premier fragment (25 mesures) retrouvé d’Après une lecture du Dante date vraisemblablement de 18372. Il dure moins d’une minute mais presque tout est déjà là dans cet œuf embryonnaire : la séquence d’accords en octaves, répétés et descendants, chutant vers le fond du clavier ; la cellule iambique (1 brève-1 longue) qui rythmera le morceau entier ; cette séquence initiale descendante est suivie à chaque fois d’une seconde séquence qui est une tentative de remontée chromatique en accords qui aboutissent à un point d’orgue. Cette séquence double, de 6 mesures, est transposée une fois un ton au-dessus, puis reprise, accélérée et variée jusqu’à la fin du fragment. Toutes les versions ultérieures de l’œuvre sortiront de ce fragment.
Ce petit organisme embryonnaire est exceptionnel, car on peut y déceler la fécondation du matériau sonore par l’idée dantesque : la séquence initiale n’est autre qu’une succession de tritons, ce fameux diabolus in musica : la/mib, puis do/fa♯. Le renversement du premier accord apparaît ensuite – qui n’est autre évidemment que lui-même en symétrie : mib/la, autre triton, car un des effets diaboliques du triton est de diviser l’octave (à la consonance divine) en deux parties égales (2 fois 3 tons = 6 tons, la gamme dodécaphonique est faite de 12 demi-tons). Nous entrons ainsi immédiatement dans l’Inferno, en dévalant l’escalier tritonique qui nous enfonce dans le premier Cercle3. Comment imaginer entrée en matière plus dantesque ? Pourtant nous sommes absolument en musique, aucun signe linguistique ne vient interférer encore et superposer une lecture à l’écoute. Le matériau musical suffit. C’est que le triton, divisant la consonance harmonique exactement en deux, n’appelle aucune résolution. Après lui, on ne peut attendre aucun son, on ne peut espérer aucune note : Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate – « abandonnez toute espérance, vous qui entrez » ! À vrai dire, le triton est ici encore plus diabolique, car il abolit toute préférence harmonique : il mène acoustiquement comme logiquement à l’atonalité dodécaphonique – et la remontée chromatique à laquelle il conduit dans la seconde séquence de la cellule initiale d’Après une lecture du Dante en tire la conséquence immédiate. Même si on peut considérer que ce premier fragment est écrit en ré mineur4, c’est la chute des tritons que nous entendons, suivie d’une remontée ardue en demi-tons. Toute l’histoire de la Fantasia quasi sonata est d’essayer de sortir du Diabolus in musica, de retransformer le triton en seconde ou en septième, en tierce, en quarte, en quinte, en octave.
2. Paralipomènes et Prolégomènes à la Divina Commedia
La première véritable version complète d’Après une lecture du Dante nous est connue par un manuscrit (non publié) de 1839, qui porte comme titre : Paralipomènes à la Divina Commedia – Fantaisie symphonique pour piano5. C’est vraisemblablement cette version qui fut donnée en récital par Liszt à Vienne en novembre 1839. Le titre Paralipomènes nous indique qu’il s’agit d’un supplément à la Divine Comédie et non d’une transposition, retranscription ou paraphrase. Le morceau est engendré par la lecture de la Divine Comédie, il s’y ajoute, à côté (para) plus qu’après (méta). Serait-ce donc un texte ? Est-ce un livre6 ? Un écrivain d’après Dante y parlerait-il ? C’est une œuvre à part entière cette fois-ci, elle dure au moins vingt minutes, un peu plus longue que la version finale7.
La seconde version (toujours non publiée) date vraisemblablement de l’année suivante, 1840, et s’intitule cette fois-ci Prolégomènes à la Divina Commedia8. Un premier ensemble de révisions effectuées dans le manuscrit principal semble appartenir effectivement au second titre projeté (Prolégomènes), et il estconstitué encore de deux parties. Liszt semble avoir interprété en concert cette version sous le titre Fantasia quasi Sonata – Prolégomènes zu Dantes Göttlicher Comödie. Elle est sensiblement différente de la première, en particulier la coda complètement réécrite – mais c’est le nouveau titre qui est étonnant. Les Prolégomènes semblent d’abord le contraire des Paralipomènes : Préambule explicatif et développé, longue introduction qui explicite les fondements de l’œuvre qui va suivre. D’un certain côté cependant les Prolégomènes partagent avec les Paralipomènes l’idée de commentaire – dans le sens théologique, talmudique, humaniste ou simplement philosophique. Mais l’essentiel n’est pas là : l’œuvre est désormais d’Avant autant que d’Après. Elle se présente comme un fondement. C’est une œuvre fondatrice. Le terme de Prolégomènes renvoie à l’inclination philosophique de Liszt, à ses lectures de philosophes9 et à son goût pour la poésie philosophique (Lamartine, Hugo, qu’il fréquente et qui l’inspirent souvent). L’œuvre nouvelle, comme tout Ars nova, est une œuvre de fondation, ou plutôt de refondation. Car pour Liszt, comme pour Dante, la fondation se fait sur le sol ancien qu’il s’agit de recreuser pour en faire réapparaître le sous-sol10. Prolégomènes et Paralipomènes, Avant et Après, ne sont antithétiques qu’en apparence. L’œuvre musicale lisztienne est d’inspiration et d’aspiration poétique et philosophique – mais son mode d’inscription renvoie à une écriture qui précède le langage linguistique.
3. Après une lecture du Dante
Ce que l’on peut identifier comme une troisième version (manuscrit toujours non publié) porte enfin le titre que nous connaissons aujourd’hui, qui vient après une autre lecture, celle de Victor Hugo : Après une lecture du Dante – Fantasia quasi Sonata11. Le titre provient de celui d’un poème de Hugo, Après une lecture de Dante12, le poème XXVII des Voix intérieures (1837). Cette version semble être la version finale pour l’imprimeur, elle est d’un seul bloc, plus condensée que les Paralipomènes et les Prolégomènes, et encore un peu plus longue que la version publiée qui poursuit le travail de condensation, modifie le second thème et supprime un trait de virtuosité. Leslie Howard note à propos de ces différentes versions manuscrites et en particulier de cette troisième version :
Le principal manuscrit survivant de l’ensemble de l’œuvre – lui-même un bon exemplaire de copiste – porte de nombreux signes de révision et Liszt a pu le retoucher par intermittence. À un moment, il changea le premier mot du titre en Prolégomènes (comme pour dire: observations préliminaires sur Dante), récrivit la coda et modifia des détails, très souvent mineurs, en maints passages. Une version ultérieure présente une réécriture considérable de toute la pièce, ainsi qu’un encollement de vastes sections ou de pages délaissées, mais cette « troisième » version apparaît sans peine comme étant en grande partie de la main de Liszt, évident avant-coureur immédiat du texte final – le titre final est déjà utilisé. En ce qui nous concerne, la « seconde version » inclut toutes les révisions intermédiaires pleinement élaborées, même si elles furent originellement réalisées au fur et à mesure. Après une lecture du Dante – Fantasia quasi Sonata est manifestement le titre de la vaste révision en un mouvement de la pièce. Ce n’est qu’à ce stade que l’on est porté à croire en l’existence d’une référence à un élément précis de Dante, même si la plupart des spéculations sur le sujet – excepté la remarque générale selon laquelle Liszt décrit l’atmosphère de l’Inferno à la perfection – sont vaines. Il s’agit là d’une version plus proche de la version finale et les ultimes modifications ont fort bien pu intervenir au stade des épreuves – la troisième version semble avoir été le manuscrit du graveur pour la quatrième et dernière version – et les divergences perceptibles par rapport au texte final sont parfois tout à fait saisissantes, surtout à la reprise de la grande mélodie qui fait office de « second sujet » et à un passage de huit mesures monstrueusement difficiles dans la péroraison – que Liszt raya pour la version publiée13.
On pense au travail de Proust, corrigeant sans cesse, collant ses paperolles, modifiant le texte sur les différentes dactylographies successives et jusque sur les ultimes épreuves…
L’ultime version fut enfin révisée pendant le début de la période de Weimar, en 1849, et insérée dans les Années de pèlerinage, deuxième année : Italie14. Après une lecture du Dante sera placée en dernière position du recueil lors de la publication du recueil en 1858 comme une sorte d’apothéose – mais dès 1859 les trois pièces de Venezia e Napoli, « Supplément aux Années de Pèlerinage second volume » s’ajoutent et elles viendront clore le Second Livre des Années de pèlerinage, après celui sur la Suisse. Puis, à la fin de la vie de Liszt, le Troisième Livre viendra terminer Le Voyage comme aurait dit Baudelaire : Années de pèlerinage, troisième année : Italie. Après une lecture du Dante fait désormais partie d’une trilogie en trois volumes dont la composition (l’écriture ?) se sera développée sur 50 ans, de 1834 (premières pièces de la Première année – Suisse) à 1883 (parution de la Troisième année – Italie). Ce demi-siècle qui se cache sous Trois années est le temps de toute une vie, qui se présente surtout comme un Livre en trois volumes.
II. Figures de l’écrivain
- Liszt lector
Insérer Après une lecture du Dante à l’intérieur des Années de pèlerinage, c’était d’abord dans un premier geste, lui reconnaître une place dans une écriture. L’architecture des Années de pèlerinage introduit ici une lecture dans une narration autobiographique – qui est avant tout poème et méditation philosophique. C’est, comme aurait dit Mallarmé, une tentative de Livre, qui se présente comme une Remémoration15. Mais cette remémoration est celle d’un poète qui serait à la fois Rimbaud et Mallarmé : dévoreur de mondes autant que de livres, pour qui le monde est autant le Livre que le livre est le Monde. Lecteur dévoré par ses lectures, Liszt devient la matière même de son œuvre – conçue comme un livre. Arrivé à Paris à douze ans fin 1823, l’enfant-adolescent a fait du français sa vraie langue de lecture et d’écriture (c’est celle qu’il maîtrisera le mieux toute sa vie, même après son départ en 1835 avec Marie d’Agoult pour la Suisse puis l’Italie). Il est devenu un fou de lectures :
Le jeune Liszt devint un grand dévoreur de livres. Une authentique soif de connaissances le poussa vers des auteurs aussi divers que Sainte-Beuve, Ballanche, Rousseau et Chateaubriand. Ses lectures étaient, à cette époque, assez disparates ; il n’avait pas cette rigueur intellectuelle à laquelle il s’attachera par la suite. Sa bibliothèque englobait à la fois le sacré et le profane. Il se remplissait la tête non seulement de la Défense du catholicisme de Lamennais mais encore du scepticisme de Montaigne, de la poésie religieuse de Lamartine, mais aussi de la prose agnostique de Voltaire. Il lisait souvent fort tard dans la nuit, cherchant dans tous ces livres quelque clef susceptible de lui ouvrir le monde. D’Ortigue vit un jour Liszt rester immobile pendant quatre heures, assis à côté de la cheminée, un volume de Lamartine à la main16.
Liszt ressent ce besoin que les artistes de la Renaissance avaient de traverser l’ensemble du domaine de la pensée, et de remonter aussi loin que possible dans le Temps, sans distinction d’époque, sans séparation entre les arts et les pensées, confondant délibérément les genres, les civilisations, les pays, les langues, les langages, les esthétiques. Les noms essentiels sont ceux qui ont laissé plus que des traces, plus que des empreintes, plus que des signes : des réserves de sens et des ressources d’émotions. L’écriture est pour la réserve de sens et la musique pour la ressource d’émotions. Mais l’écriture peut émouvoir également, et la musique écrire aussi. Les corps vivants s’émeuvent et s’écrivent simultanément, même s’ils s’expriment alternativement. Au secret silencieux du secrétaire qui sécrète du sens en déposant hors de lui l’écriture, répond la sécrétion sonore ou visuelle du musicien et du peintre-sculpteur qui sécrètent des formes sensibles. L’un a toujours besoin de l’autre. L’interprète a besoin de sens et le créateur d’émotions – tous ont besoin de pensée vive. Le jeune Liszt nous montre ce fonctionnement quasi biologique de l’Homo poeticus dans son enseignement : Madame Boissier, qui assistait aux leçons de sa fille avec Liszt, note : « On faisait des comparaisons entre une étude de Kessler et l’Enfer de Dante. Pour l’amener à mieux jouer une étude de Moscheles, le jeune professeur [il a à peine 21 ans] commençait par faire lire à son élève Jenny de Victor Hugo17 ». Enseigner, in-signare, c’est graver en l’autre des signes. Ces signes sont porteurs de sens, mais pour qu’ils puissent se graver dans le corps pensant d’autrui afin de sculpter sa pensée vive, ils doivent être mouvants et émouvants. Liszt sera jusqu’à sa mort un immense enseignant, dont la force d’écriture sur ses élèves est unique au XIXe siècle. Ce qui s’est écrit en lui, il le réécrit sur l’autre. C’est ainsi que la lecture se trans-forme, se trans-mue, se tra-duit en écriture en traversant à la fois notre propre corps et l’espace qui nous sépare des autres corps. Et ce phénomène d’im-pression/ex-pression qui traverse notre corps intime et passe d’un corps à l’autre, qui est à la fois physique et psychique, se distingue par l’indifférenciation des médiums. Dans une lettre adressée de Paris le 2 mai 1832 à son élève Pierre Wolff, pour lui rendre compte de l’effet provoqué en lui par un récital de Paganini, le même Liszt de 21 ans écrit :
Voici quinze jours que mon esprit et mes doigts travaillent comme deux damnés. Homère, la Bible, Platon, Locke, Byron, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Beethoven, Bach, Hummel, Mozart, Weber sont tous à l’entour de moi. Je les étudie, les médite, les dévore avec fureur ; de plus je travaille quatre à cinq heures d’exercices (tierces, sixtes, octaves, trémolos, notes répétées, cadences etc...). Ah ! pourvu que je ne devienne pas fou, tu retrouveras un artiste en moi ! Oui, un artiste… tel qu’il en faut aujourd’hui.
« Et moi aussi, je suis peintre ! » s’écria Michel Ange la première fois qu’il vit un chef d’œuvre. Quoique petit et pauvre, ton ami ne cesse de répéter ces paroles du grand homme depuis la dernière représentation de Paganini18.
Franz Liszt éprouve cette nécessité, comme tous les grands artistes universels, de prendre les forces de vie, de puiser l’énergie créatrice directement aux sources. Et il n’existe que deux sources, que l’Histoire moderne de l’Occident a séparées et que le romantisme commence à essayer de réunir : Nature et Culture. À Paris, Liszt a côtoyé la nouvelle génération romantique, et d’abord les écrivains – avant tout poètes et dramaturges – au premier rang desquels se trouvent Lamartine et Hugo, qui seront ses inspirateurs (entre autres Harmonies poétiques et religieuses, et Après une lecture de/du Dante) : « Liszt avait également découvert le théâtre. L’un de ses auteurs favoris était Victor Hugo, dont il vit plusieurs fois Marion Delorme au théâtre de la Porte Saint-Martin19 ». Une anecdote symbolise à elle seule cette soif dévorante de littérature qui brûlait le tout jeune Franz Liszt : « Ce fut sans doute au cours d’un accès de cette fièvre romantique que le jeune Liszt se précipita vers le brillant avocat Crémieux et s’écria : “ Dites-moi tout de la littérature française !”. Ce à quoi l’avocat ébahi répondit : “ Une grande confusion règne dans la tête de ce jeune homme”20 ».
Comme Berlioz, mais aussi comme Schumann, et en sens inverse Hoffmann, comme Wagner, Liszt confond volontairement les arts. Mais, même s’il ne les fera pas fusionner comme Wagner, même si chez lui la musique pure, et en particulier, son instrument, le piano, effacera les autres arts, il n’en demeure pas moins que la littérature est indispensable. Pour le jeune Liszt, elle semble parfois même première. Découvrant le vertige de la signification, il inverse en apparence son propre rapport aux langages. C’est le mythe : Au commencement était le verbe, un verbe incarné qui transfigure le lecteur en écrivain, même chez le pur musicien. Il n’y a pas de principe de contradiction entre musique pure (sans insertion linguistique) et écriture authentique (doublement articulée mais vivante). Cependant l’Histoire va renverser la relation de préexistence entre langue et musique. Cette histoire est celle d’Après une lecture du Dante.
2. Ego scriptor
Les Années de pèlerinage sont en premier lieu une inscription autobiographique. La Première année – Suisse, provient de l’Album d’un voyageur (1834-1838) qui est constitué de pièces imprégnées non seulement des lieux et des paysages suisses (Le lac de Wallenstadt, Les cloches de Genève, Au bord d’une source) mais surtout de la vie de Liszt et de Marie d’Agoult après leur fuite de Paris et leur premier exil à Genève – avant l’Italie qui justement marquera la « Deuxième année ». L’Album d’un voyageur est un carnet de voyage, les Années de pèlerinage seront un journal d’errance – journal intime parfois, journal d’impressions fugitives qui demandent à être inscrites, gravées, notées. Toute sa vie (un peu moins pendant la période de Weimar), Liszt sera sur les routes, les chemins de terre et de fer, les fleuves, les mers, et il aura toujours avec lui son matériel de voyage pour travailler et composer : son petit clavier portatif, sa malle de voyage et sa mallette contenant les partitions, le papier à musique et le papier à lettres avec les plumes et l’encre – qu’il faut absolument voir au Musée Liszt Ferenc à Budapest. Dans les diligences, en train, en bateau, sur la troïka dans la neige, à pied, Franz Liszt a toujours sous la main ce qu’il faut pour noter et écrire. Noter : c’est à la fois prendre des notes – écrire – et prendre en note les sons (extérieurs et intérieurs) – composer. Les deux sont indissociables pour Liszt, et d’un certain côté toute son œuvre peut être lue comme un journal de vie.
Même si la lecture de Dante a compté pour Liszt bien avant et si l’idée d’un morceau a pu préexister aux premières années italiennes, même si c’est à Weimar que la révision finale de l’ultime version eut lieu, Après une lecture du Dante est donc véritablement né au contact direct de l’Italie. On peut récuser comme Alan Walker les affirmations péremptoires de Marie d’Agoult sur la double identification Marie/Béatrice et Liszt/Dante21, mais il est indéniable que l’imprégnation vivante des lieux et de la langue a déclenché le processus de composition, et que ce processus tient de l’écriture autobiographique. Après une lecture du Dante tient évidemment la place centrale dans l’inscription autobiographique de la Deuxième année de pèlerinage. « Le couple passa la plus grande partie de l’hiver 1838 à Florence22 » et Liszt y donna des récitals, avant de s’installer à Rome au printemps 183923. Rappelons que la première véritable version complète d’Après une lecture de Dante, Paralipomènes à la Divina Commedia – Fantaisie symphonique pour piano, date exactement de cette époque, début 1839. C’est le seul moment de sa vie où Liszt a vraiment vécu à Florence. Il inscrit le lieu dans l’œuvre et s’inscrit lui-même en palimpseste sur la figure de Dante Alighieri. Mais, comme tout grand écrivain, comme tout grand artiste, c’est l’œuvre qui s’inscrit en palimpseste sur l’œuvre sous-jacente : c’est l’identité poétique qui prime, et non l’identité biologique ou historique24. De même que Dante est devenu La Divina Commedia, de même Liszt est en train de devenir son œuvre pour piano.
La troisième Année de pèlerinage, celle de l’Abbé Liszt, viendra parachever cette autobiographie en trois volumes que sont les Années de pèlerinage (Les Jeux d’eau et Aux Cyprès de la Villa d’Este en seront les joyaux). Traversant de nuit les villes endormies ou les campagnes désertes, l’éternel errant ne cesse de griffonner dans son Konzeptbuch ses idées et les brouillons de ses lettres et de noircir son papier à musique. Les Konzeptbücher de Liszt sont vraiment des livres à concevoir – carnets de conception et de concept, lieux d’enfantement inséparables de la vie de l’œuvre et de l’œuvre de la vie.
Liszt est donc la première figure d’écrivain de sa propre œuvre. Composer, pour lui, c’est s’écrire. La musique est d’abord pour lui une inscription, une trace. Ou plus exactement une empreinte – mais qui prend la forme de la gravure plus que de la griffe et de la greffe qu’est la graphie littéraire. Graver dans la mémoire les sons/sens en les notant – signaux qui bientôt seront gravés effectivement sur les galettes de cire. Comment un musicien peut-il donc inscrire une marque scripturaire et en particulier laisser une empreinte autobiographique ? Il peut bien sûr signer en utilisant la notation anglo-saxonne (B.A.C.H, D.Es.C.H – ré mib do si pour Dmitri SCHostakovitch dans le 8e quatuor, les symphonies 10 et 15, le 1er Concerto pour violon et le 2nd Trio avec piano) et jouer avec les noms et les lettres des amis ou amant(e)s comme Elgar dans les Variations Enigma et Berg dans sa Suite lyrique. Il est intéressant de noter que Liszt – qui ne le fait pas sur son propre nom – le fait par contre en surinscription sur BACH dans son Prélude et Fugue sur B.A.C.H. Mais il y a quelque chose de contingent et d’immotivé à utiliser la transcription littérale des notes. Par contre, il est possible pour le musicien de motiver les signes sonores et de graver une empreinte musicale en recueillant (et cueillir, re-cueillir, c’est lire – legere étymologiquement) un motif musical entendu à un instant précis dans un lieu donné, motif qui évoquera, convoquera, appellera et rappellera ce temps perdu. Les musiciens l’ont toujours fait, mais Liszt le fera systématiquement dans un sens beaucoup plus fort, plus profond et élaboré que la simple cueillette curieuse, la récolte pittoresque et la collecte ethnologique (et suivant son exemple, pour Bartok et Kodaly l’utilisation ethnomusicologique sera également autobiographique). Parmi les meilleurs exemples il faut noter le Chant de gondolier, la Canzone napolitaine et la Tarentelle de Venezia e Napoli qui deviendra le Supplément à la Seconde Année de pèlerinage – Italie. Ce supplément viendra justement s’ajouter après Après la lecture du Dante. Dans une lettre à Marie d’Agoult, adressée de Venise en octobre 1839 (donc juste après la rédaction des Paralipomènes à la Divine Comédie), Liszt raconte sa rencontre avec un gondolier qui a connu Byron. Après avoir visité la maison de Byron, il prend une gondole sur le Canal Grande et le gondolier lui dit qu’il a connu Byron quinze ans plus tôt : « Comment ? Lord Byron ? – Oui Monsieur – Vous l’avez connu ? – Oui Monsieur ; je l’ai servi cinq jours, parce qu’un de ses bateliers était malade ». Et le gondolier de lui réciter deux poèmes qu’il avait appris par cœur pendant que Byron se promenait à cheval au Lido et de donner à Liszt des nouvelles de la maîtresse de Byron, Teresa Guiccioli25… Liszt mettra au net sa Gondoliera et la Canzone seulement dix ans plus tard, à Weimar. Le trémolo accompagne la rêverie sur la Canzone del Gondoliere d’après l’air de l’Otello de Rossini qui – est-ce une coïncidence ? – porte les paroles de Francesca da Rimini dans l’Inferno de Dante auxquelles Liszt a fait allusion (comme on va le voir) dans Après une lecture du Dante : Nessùn maggior dolore che ricordarsi del tempo felice nella miseria (« Il n’est pas de plus grande douleur que de se souvenir des temps heureux dans le malheur »).
Liszt veut écrire avec le piano. Cette écriture n’est pas linguistique, mais c’est déjà une inscription. Le pianiste avec ses doigts in-scrit, c’est-à-dire écrit dans le clavier. Cette écriture est une question de toucher – toucher des doigts qui trans-crivent les émotions, font vibrer les cordes, puis projettent les vibrations pour toucher le corps vibratile de l’autre (et pas seulement l’oreille interne). Liszt sans cesse cherche à s’inscrire – il inscrit son histoire, il inscrit les lieux, il inscrit les personnages réels et imaginaires qu’il rencontre. Il inscrit ses lectures. Cette inscription a avant tout rapport au temps. Elle est mémorielle comme l’écriture littéraire. Mais elle est sonore. Cette inscription sonore, que les musiciens connaissent sans doute depuis toujours, c’était déjà le motif de la grive de Montboissier de Chateaubriand, et ce sera, devenue inscription musicale, la « petite phrase de Vinteuil » chez Proust. Liszt se situe ici très exactement entre Chateaubriand et Proust.
Liszt cherche à écrire. Ou plus exactement à s’écrire. Dans le temps. Retenir le temps, le faire revenir dans la matière labile des sons. C’est pourquoi il ne cesse d’inscrire. L’inscription est la pulsion originaire de l’écriture. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Liszt s’est depuis toujours reconnu à travers des figures d’écrivains : déjà dans la Première année de pèlerinage – La Suisse : La chapelle de Guillaume Tell (mythe fondateur de la Suisse), La Vallée d’Oberman (Senancour). Et puis désormais, en Italie, après les Trois sonnets de Pétrarque – et Raphaël (Sposalizio) et Michel Ange (Il Penseroso) qui ont eux aussi à voir avec l’écriture26 – voici la figure majeure : Dante.
3. L’ombre de Hugo
C’est sans doute dans Après une lecture du Dante que les ombres de l’écrivain, et pas seulement l’ombre de l’écriture, hantent le plus visiblement la musique de Liszt – et Dante qui ne cesse de hanter depuis toujours l’imaginaire lisztien reviendra dans la Dante Symphonie.
Le titre final vient donc de celui d’un poème de Hugo, Après une lecture de Dante27, le poème XXVII des Voix intérieures (1837). Liszt a lu le poème de Hugo avant ou pendant la composition de la Fantasia quasi Sonata (le poème de Hugo est daté du 6 août 1836), ce qui ne signifie évidemment aucunement que c’est par Hugo que Liszt est venu à Dante – pas plus que ce n’est le séjour en Italie avec Marie d’Agoult qui l’aurait plongé dans La Divine Comédie. Dante est une de ses lectures de jeunesse. Dès la fin des années 1820 à Paris le très jeune Liszt conseillait à ses premiers élèves pianistes de lire L’Enfer de Dante plutôt que de rabâcher le travail au clavier. De la même manière les poètes contemporains, et tout spécialement Lamartine et Hugo, jouent un rôle de catalyseur dans la création. Victor Hugo occupe la même place par rapport à Dante que Liszt lui-même : celle d’un poète-philosophe qui crée une forme nouvelle en s’inspirant d’un pré-texte qui renferme l’énergie et la vision dont l’écoute intérieure a besoin. La force vitale du poème de Dante est immédiatement saisie par Hugo, qui comme Liszt, cherche l’inscription autobiographique : « Quand le poëte peint l’enfer, il peint sa vie » (premier vers). Et le poème finit ainsi :
Oui, c’est bien là la vie, ô poète inspiré.
Et son chemin brumeux d’obstacles encombré.
Mais, pour que rien n’y manque, en cette route étroite
Vous nous montrez toujours debout à votre droite
Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,
Le Virgile serein qui dit : Continuons !
Mais l’inscription autobiographique se fait sur un palimpseste. Car il n’y a depuis le premier poème proféré qu’un seul Poète à travers le temps – unique qui ne fait que continuer l’œuvre des précédents. Hugo et Liszt continuent Dante comme Dante continue Virgile, tout comme Virgile lui-même ne fait que continuer Homère. Continuons : il n’y a pas d’autre mot de la fin – ou plutôt pas d’autre mot du début. Hugo écrit ainsi dans une préface à un projet de livre (issu du personnage d’Olympio qui apparaît pour la première fois dans les Voix intérieures) :
Il vient une certaine heure dans la vie où l’horizon, s’agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer de parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s’incarne ; c’est encore l’homme, ce n’est plus le moi28.
III. Les ombres musicales de Dante
La figure d’écrivain que Liszt crée dans son poème pianistique est-elle encore celle de Dante ? Comment sa figure peut-elle revenir hanter comme un revenant la musique qui porte son nom ? Que reste-t-il de La Divine Comédie ?
La figure d’écrivain qui hante l’œuvre est clairement celle de son identité poétique (et non biographique – descriptive ou narrative29). Après une lecture du Dante se présente ainsi au premier abord comme une sorte de trans-scription, d’un texte linguistique pur vers une musique instrumentale pure. Il faut donc chercher les traces du texte de départ dans la partition d’arrivée (qui se présente aussi apparemment comme un texte).
On peut d’abord regarder la partition pour essayer de voir ce qui y est écrit. Nous avons déjà vu – lu, entendu – le diabolus in musica qui ouvre la descente aux Enfers. Mais après ce motif initial qui va signer toute l’œuvre, d’autres signes écrits renvoient à La Divine Comédie. Alan Walker nous donne un renseignement précieux à ce sujet :
Dans l’exemplaire de la partition que possédait Walter Bache, exemplaire qu’il semble avoir acheté à Weimar en 1883, figuraient des annotations au crayon associant les trois thèmes que nous venons de citer à certains passages de l’Enfer. Bache, qui était l’élève de Liszt dans les années 1880, peut avoir reçu ces indications directement du compositeur lui-même. De toute manière, l’exemplaire de Bache confirme que le tumultueux premier sujet s’inspirait du Chant III30.
Ce premier sujet est rythmiquement issu de la cellule initiale iambique (la suite de tritons), devenue obsessionnelle, et toujours en ré mineur, mais les octaves chromatiques alternativement descendantes puis ascendantes s’enchaînent maintenant en coups de vent comme les rafales d’une tempête. Ce motif décrit en effet les âmes des damnés qui errent dans la tourmente infernale. Le sempre legato note le flux des courants aériens qui succèdent désormais à la marche hésitante, en escalier, de Dante et Virgile s’enfonçant sous terre dans les bouges de l’Enfer, marche marquée par la succession des tritons inauguraux descendants.
(Cf Partition 2)
La notation la plus importante est le lamentoso noté par Liszt à la première mesure du Presto agitato assai (mesure 35) qui inaugure le tourbillon des âmes damnées emportées par la tourmente. À la tourmente tempétueuse de l’air infernal qui emporte les ombres, répondent les lamentations de leurs âmes tourmentées par la torture physique et psychique. Ce thème musical traduit presque à la lettre ce passage du Chant III :
Quivi sospiri, pianti e alti guai
risonavan per l’aere sanza stelle,
per ch’io al cominciar ne lagrimai.
Diverse lingue, orribili favelle,
parole di dolore, accenti d’ira,
voci alte e fioche, e suon di man con elle
facevano un tumulto, il qual s’aggira
sempre in quell’aura sanza tempo tinta,
come la rena quando turbo spira.
Là pleurs, soupirs, et hautes plaintes
résonnaient dans l’air sans étoiles,
ce qui me fit pleurer pour commencer.
Diverses langues, et horribles jargons
mots de douleur, accents de rage,
voix fortes, rauques, bruits de mains avec elles,
faisaient un fracas tournoyant
toujours, dans cet air éternellement sombre,
comme le sable où souffle un tourbillon31.
Il y a déjà une musique de Dante à l’intérieur du texte même du Canto. Il suffit d’écouter le chant de Dante. Chez Liszt, les lamentations commencent piano puis enflent par vagues successives jusqu’au double forte de la mesure 52 qui est doublement renforcé par les indications con impeto pour la main droite et marcatissimo pour la main gauche. Ce crescendo reflue ensuite jusqu’au mezzo forte de la mesure 54. Mais c’est le disperato noté à cette même mesure 54 qui est essentiel. Il renvoie vraisemblablement au Chant V où Dante s’exprime encore plus musicalement, chant qui est précisément celui de Francesca da Rimini :
Or incomincian le dolenti note
a farmisi sentire ; or son venuto
là dove molto pianto mi percuote.
À présent commencent les notes douloureuses
à se faire entendre ; à présent je suis venu
là où les pleurs me frappent32.
Ces notes douloureuses, comment pourraient-elles ne pas frapper un musicien ? Et l’indication de Liszt, disperato, en retour, comment ne pourrait-elle pas connoter ce chant et la prise de parole fictive par Francesca – qui aboutira à Tchaïkovski, Rachmaninov et Zandonai ?
(Cf Partition 3)
Le deuxième exemple de transcription symbolique est le long passage « céleste » en fa dièse majeur. Ce thème surgit comme une conflagration dans un triple forte à la fin d’un long crescendo (mesure 103). Il a la forme d’un choral et serait une « description » de Lucifer, ange déchu, décrit au Chant XXXIV par Dante :
Quando noi fummo fatti tanto avante,
ch’al mio maestro piacque di mostrarmi
la creatura ch’ebbe il bel sembiante
Lorsque nous nous fûmes assez approchés
pour qu’il plût à mon maître de me montrer
la créature qui eut si beau semblant33
(Cf Partition 4 et 5)
Ce passage en fa dièse majeur se poursuit et pourrait évoquer tout le Chant XXXIV (dernier chant de l’Inferno), la sortie de l’Enfer et le retour aux étoiles et à la lumière. Mais à la mesure 115 on rebifurque vers le Tempo primo du diabolus in musica en revenant à la descente infernale en tritons – cette fois-ci avec successivement les octaves de Ré bécarre et Sol dièse, puis Si bécarre et Mi dièse. Puis à la mesure 124 un Andante noté quasi improvisato qui reprend comme un récitatif marqué dolcissimo con intimo sentimento pourrait fort bien reprendre le récit de Francesca qui ensuite pianississimo va s’effacer et se dissoudre dans le vent.
(Cf Partition 6)
Et enfin le choral revient, chantant, maintenant apaisé, divin, presque paradisiaque. Liszt insiste pour que le chant des octaves de la main droite soit bien marqué et se détache au-dessus des arpèges égrenés par la même main et des accords arpégés de la main gauche :
(Cf Partition 7)
La tonalité lumineuse de fa dièse majeur34 sera souvent utilisée par Liszt pour symboliser la paix céleste, la transfiguration de la félicité, ou simplement la sérénité retrouvée : c’est la tonalité de Bénédiction de Dieu dans la solitude et des Jeux d’eau à la Villa d’Este (ainsi que du passage en apothéose dans la Sonate en si mineur, mesures 395 à 459).
La dernière section en ré majeur (mesures 290 à la fin) peut être interprétée dans la continuité de ce passage céleste, vision paradisiaque non pas sous forme d’apothéose, mais percée visionnaire, à travers Lucifer, le porteur de lumière, ange déchu, en direction du Paradis. Après un passage pianissimo puis deux fois pianississimo, un point d’orgue marque un long silence. Puis, en ré majeur, Andante, s’amorce le tremolando qui entrouvre une fenêtre hors de l’Enfer et va aboutir à la coda. Est-ce Dante qui, à la sortie de l’Enfer, lève les yeux pour entrapercevoir, au-delà de la Montagne du Purgatoire, les derniers cieux du Paradis ? Est-ce Liszt, qui pensant déjà à la trilogie de la Dante Symphonie, se projette dans une aperception du Magnificat ? Est-ce nous, qui sortons de la lecture de Dante par la nouvelle issue possible, qui n’est plus un retour – comme toujours, jadis, d’Héraklès à Orphée, d’Ulysse à Enée – mais au contraire, après la traversée caverneuse du souterrain puis du globe terrestre entier, un aller, une ascension vers la sortie des antipodes, puis vers la lumière du nadir ?
(Cf Partition 8)
Et voici enfin la coda, avec le retour final, presque en apothéose, mais pourtant encore ancré dans le souterrain infernal, du tremolando à la basse :
(Cf Partition 9)
Ainsi s’achève le parcours symbolique des ombres de Dante que l’on peut déceler, deviner, interpréter, dans la première grande Sonate de Liszt, qui annonce tellement déjà l’immense Sonate en si mineur.
Mais que signifie ici symbolique ? Comme pour le diabolus in musica, il y a sans doute à la fois une utilisation qui est de l’ordre de la figuration et un outil qui relève de l’efficacité de l’action physique du son sur le psychisme. Est-ce notation ou prégnance ? Connotation ou imprégnation ? Mais les questions sont sans doute mal posées. Car la notation n’est pas la musique, pas plus que la lettre n’est la littérature. Et surtout, il n’est pas sûr du tout qu’après la lecture signifie que le langage musical dépende de la lecture, et que l’action musicale puisse dériver de l’action linguistique – que la musique, pour le dire vite, se situe après la langue. Et c’est tout le langage musical, sa puissance et son action, qui se décide ici, et qu’il faudrait sonder non seulement pour penser (peser) le poids de l’adjectif musical dans « Figure musicale de l’écrivain » – mais surtout pour essayer de penser l’essence elle-même de la musique par rapport à l’essence de la littérature. Et sans doute faut-il oser inverser l’ordre des existants : penser la lettre à partir de la parole, puis la parole à partir du chant, puis le chant à partir du son. Alors seulement, peut-être, pourrait-on tenter de repenser le rapport de la musique avec la littérature – ou même, penser au contraire la littérature d’après la musique. Car la musique est plus ancienne que la littérature, plus originelle, elle est chose sûre et universelle, alors que la littérature est tellement récente, et au fond elle est quelque chose de si incertain, fluctuant, flottant et local, que c’est un contresens que de faire tout dériver d’elle – comme c’est aller à contresens que d’expliquer l’existence par le sens, les émotions par la sémantique, le non-linguistique par le linguistique, la musique par le langage, l’univers par la logique, le cosmos par le logos.
IV. Musique et littérature. Dialogue de l’ombre double
Il faudrait tout reprendre au début, tout repenser au commencement.
Il faudrait reposer mieux les questions.
Les premières questions étaient :
« Que s’est-il donc passé après la lecture ? Qu’entendons-nous encore de la lecture ? Qu’est-ce qui, de la lecture, a migré vers la musique ? Qu’est-ce qui passe du littéral au musical ? De la littérature à la musique ? »
Elles nous ont donc conduit à chercher ce qui, dans la musique, rappelle la lecture. C’est-à-dire ce qui a rapport au lu de la lecture, ou au moins à l’entendu de la lecture. Mais est-ce que l’inouï de la lecture n’est pas plus important pour le musical que l’ouï du texte ? Le tu de la lecture plus essentiel que lu ? Le cri plus fort que l’écrit ? Le chant plus fondamental que le dit ? Et le son – le sonné, la sonate, le piano-forte – plus originel encore que le chanté ?
Franz Liszt n’a cessé de se poser ces questions.
Pour Liszt, l’essentiel est ce que Hugo souligne justement dans sa Préface aux Voix intérieures, qui renvoie précisément le livre – l’écrire et le lire – au chant, et le chant humain (intérieur, des cordes vocales, chant organique) au chant cosmique (extérieur, des cordes physiques, chant instrumental) :
La Porcia de Shakespeare parle quelque part de cette musique que tout homme a en soi. Malheur ! dit-elle, à qui ne l’entend pas. Si le livre qu’on va lire est quelque chose, il est l’écho de ce chant qui répond en nous au chant que nous entendons hors de nous35.
La musique, Hugo l’a compris, comme Shakespeare (et peut-être aussi comme Dante) est avant l’écriture. Tout le travail de Liszt, ses hésitations dans les titres mais surtout le va-et-vient incessant entre les textes, les voix, et l’instrumental (incarné dans le piano qui est depuis le début et jusqu’à la fin sa véritable identité poétique), est un travail de poète qui remonte en amont de la langue. Ce que Liszt va nous faire comprendre, c’est que si le langage (et l’écriture qui en découle) est apparemment avant la musique, comme on le lit dans Après une lecture du Dante, en réalité c’est la musique qui antécède. Le musical précède le parler. La parole procède de la musique. Si Franz Liszt s’est révélé d’une certaine manière, indéniablement, écrivain dans les Années de pèlerinage, cette écriture n’a de sens qu’en s’effaçant ensuite dans la musique purement instrumentale qui nous fait remonter avant la langue.
Liszt, particulièrement dans les Années de pèlerinage, a voulu se concevoir comme écrivain. Mais qu’est-ce qu’un écrivain ? Une ombre hantée par le sens, une ombre qui a perdu son corps et cherche à le retrouver.
L’écriture est de l’ombre.
Une ombre hantée par un corps manquant.
Le musicien redonne un corps, il refait vibrer non seulement l’oreille interne mais d’abord le corps entier. Et en premier le corps externe.
La figure de l’écrivain hante Liszt mais Liszt en réalité n’est pas écrivain.
Il est poète.
Poète méditant. Il médite plus qu’il ne dit.
Il voudrait écrire, après, puis à côté (para-lipomènes), puis avant (pro-légomènes). Qu’est-ce qui peut faire comme l’écriture, faire entendre et comprendre, mais à la manière d’un corps et non comme une ombre ? Qu’est-ce qui peut faire des signes mais sans signification, partout et pas nulle part comme l’écrit, cris d’avant l’écrit, avant la parole comme après la parole, dans le bruit insensé, au-dessous et au-dessus de l’écriture, dans le silence inouï ?
La musique.
Écrire sans la langue, c’est ce que fait le piano de Liszt.
Être poète en dehors des langues, c’est ce que fait Liszt.
Liszt parlait plusieurs langues et n’a cessé de changer de langue, mais sans les maîtriser absolument – après l’allemand qui fut sa langue maternelle, sa vraie langue fut le français. Il pouvait s’exprimer en italien à la fin de sa vie et il se mit un peu au hongrois sans jamais pouvoir le parler. Il écrivait principalement en français. Mais aucune de ces langues ne fut pour lui une langue d’écrivain. C’est la musique qui devint avant l’apprentissage de l’allemand (qu’il ne maîtrisa jamais complètement à l’écrit) sa langue maternelle, son langage naturel – et c’est le piano qui fut l’instrument de ce langage.
Poète des sons, voilà ce que fut Liszt. Même s’il emploie le terme de poème uniquement pour les pièces symphoniques (c’est Scriabine qui qualifiera le premier certaines pièces pianistiques de poème), Après une lecture du Dante est sans doute l’étape majeure vers sa conception de la musique comme poème. On parle alors d’habitude de pièce à programme. Ce n’est pas faux si l’on y entend encore l’étymologie précise : le pro-gramme est ce qui s’écrit avant. La Divina Commedia est le programme de la Dante Sonata : la lettre qui précède le morceau musical et permet de le comprendre. Mais la Fantasia quasi Sonata ne tisse pas un rapport aussi étroit au texte trilogique de Dante que ne le fera la Dante Symphonie, qui lui emprunte sa structure globale et place un Magnificat (donc avec un vrai texte) en guise de Paradiso. Cependant la pulsion d’écriture qui sous-tend la Dante Sonata a rapport avec ce concept essentiel de poème. C’est un poème pianistique exactement au même titre que la Dante Symphonie ou la Faust Symphonie sont des poèmes symphoniques. Ce phénomène sera essentiel pour les compositeurs d’après Liszt dès qu’ils tenteront de réfléchir sur la relation forme/sens de la composition musicale. Un de ceux qui montrent le mieux le problème qui est posé par Liszt et la manière dont il le résout, et qui a compris comment la figure musicale de l’écrivain prend corps et sens musicalement chez le compositeur, c’est Ernest Ansermet :
Le poème symphonique apporte à la musique instrumentale « la solution de son problème » en donnant à chaque œuvre musicale pour idée mère le contenu poétique (d’un sujet ou d’un personnage) exprimé musicalement. Après la prodigieuse production symphonique du premier quart du XIXe siècle, on se posait donc déjà, vers le milieu du siècle, le problème de la valeur et de la justification de la musique instrumentale autonome. Il apparaissait que la musique, en se rendant indépendante, perdait le nerf vital qu’était auparavant le texte poétique ; elle pouvait bien continuer de se mouvoir dans des formes antérieurement fixées, mais elle ne renfermait pas en elle-même de principe créateur et configurateur : « la volonté morale lui fait défaut », disait Wagner.
La solution de Liszt consistait à se donner au départ une « idée » musicale inspirée par le « sujet » ; tout le développement formel procédait dès lors de l’activité propre du sentiment musical inspiré par le sujet ou le programme, en sorte qu’il restait sur le terrain de la musicalité pure. Mais le Musiker était devenu un Tondichter – un poète des sons (notez que le mot allemand Ton ne veut pas dire son, mais « son musical », c’est-à-dire « son positionnel » ou « note »), donc « poète de la tonalité » ; dans l’acte créateur, l’activité de la pensée et celle du sentiment ne sont qu’une seule et même chose36.
L’analyse d’Ansermet explique très bien comment le compositeur essaie ainsi de remédier au défaut de signification de la musique instrumentale. Liszt opère ainsi, sur la musique, ce que Mallarmé opèrera sur la langue, en sens inverse. « Le vers : lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues, complément supérieur37 » écrira Mallarmé. La musique, dont le rapport au réel physique est inverse du texte linguistique, est un corps physique qui souffre d’un défaut de sémantisme. Là où le poème en langue remédie par le travail de sa matière sonore au défaut de motivation du signe linguistique (dont l’image sonore est immotivée par rapport au signifié), le poème musical rémunère philosophiquement le manque de signifié de la musique privée de texte.
Le poème tente de redonner un corps à une ombre qui l’a égaré : l’écriture.
La musique de Liszt essaie de redonner une ombre à un corps qui l’a perdue.
Ce corps que chaque artiste cherche à réconcilier avec son ombre avant de disparaître en lui, on peut l’appeler le corps poétique.
La littérature est un monde d’ombres qui cherchent à s’incarner à nouveau, dans l’image, dans le son, dans la vie.
La musique est une vibration sonore qui recherche une entente puis un entendement qui redonne à l’univers les ombres signifiantes dont l’humain l’a doté.
Mais qui peut dire où est le corps et où est l’ombre ? Qui incarne le corps et qui fait l’ombre ?
Seul le corps vivant est un vrai corps doté d’une ombre authentique. Dante le savait. Dans sa Divine Comédie, il s’imagine le seul, dans le monde des ombres, non seulement à avoir un vrai corps, mais surtout à avoir une véritable ombre. Car au royaume des ombres, les ombres n’ont pas d’ombre. Mais ce corps qui se rêve descendant aux Enfers, puis émergeant vers le Purgatoire et s’envolant vers le Paradis, n’est lui-même que le corps poétique d’une ombre littéraire. Cette écriture va retourner au silence. C’est peut-être pourquoi elle appelle si fort une musique. Peut-être Dante l’avait-il compris, lui qui nous montre son Maître en écriture, son Duc (son Guide), Virgile, plongé depuis mille trois cents ans dans le silence :
Mentre ch’i’ rovinava in basso loco,
dinanzi a li occhi mi si fu offerto
chi per lungo silenzio parea fioco
Tandis que je glissais vers le bas lieu,
une figure s’offrit à mes regards,
qu’un long silence avait tout affaiblie38.
De même, le corps poétique lisztien d’Après la lecture du Dante, ne se résout pas encore à abandonner ses ombres autobiographiques. C’est seulement dans la grande et unique Sonate en si mineur que, malgré les ombres dantesques dont beaucoup de commentateurs et d’interprètes l’ont dotée, Liszt a sacrifié l’ombre de la littérature pour s’oublier dans un corps sonore pur, un corps glorieux, épuré de l’écriture.
Mais ce corps musical ne serait-il pas lui aussi une autre forme d’ombre ? Un écho d’un autre monde sonore, réel, cosmique ?
Serait-ce à dire que le dialogue entre la musique et la littérature est un Dialogue de l’ombre double ?
Littérature et musique, comme corps poétiques, ne seraient-elles que l’ombre muette et l’écho silencieux de la vie perdue, toujours à chercher, et jamais vraiment retrouvée ?
1À la suite de Liszt Tchaïkovski dans son Francesca da Rimini (1876), fera apparaître l’ombre de Dante, au début et à la fin du poème symphonique (Préface du manuscrit), puis, se souvenant de Tchaïkovski, avec l’aide de son librettiste Modest Ilitch Tchaïkovski (frère de Piotr Ilitch), le jeune Rachmaninov (1904-1906) incarnera directement cette ombre dans son opéra sur le même sujet, avant Riccardo Zandonai (1914).
2 Les références génétiques pour Après une lecture du Dante seront données d’après le travail de Leslie Howard, qui a essayé d’établir puis d’enregistrer toutes les versions non publiées des œuvres pour piano ainsi que chaque note manuscrite de Liszt pour piano en plus des versions publiées, travail de titan (The complete Liszt piano music, Hypérion, 2011). Ce premier fragment (S701e) dure 57 secondes dans l’interprétation du pianiste (CD 87 plage 25).
3Le triton est banni et considéré comme diabolique au Moyen Âge (un traité l’interdit au XIe siècle) et à la Renaissance, et il est souvent évité à l’époque baroque et classique car il est le dernier accord produit dans la génération des sons par quintes (fa-do-sol-ré-la-mi-si). Il est ainsi l’accord considéré comme le plus dissonant (alors qu’il divise en deux l’accord le plus consonant, l’octave), et son rapport mathématique est de √2 – il est déjà diabolique chez Pythagore au même titre que la diagonale du carré (voir Reinhold Hammerstein, Diabolus in musica, Studien zur Ikonographie der Musik des Mittelalters, Berne et Munich, Francke, 1974).
4Ré mineur est également la tonalité de la Dante-Symphonie et de la Totentanz de Liszt, mais surtout déjà de la scène de la statue du Commandeur dans Don Giovanni et de l’air de la Reine de la Nuit « Der Hölle Rache kocht in meinen herzen » dans La Flute enchantée de Mozart, ainsi que de Der Tod und das Mädchen de Schubert.
5S158a. Leslie Howard note : « La première version présente une Prima parte et une Seconda parte, mais il serait erroné de considérer que les deux mouvements sont indépendants l’un de l’autre, d’une quelconque façon. S’il est vrai que la première partie atteint à une cadence finale en fa dièse majeur – à quelque distance de la tonalité de ré mineur de l’œuvre globale – la seconde partie ne recèle aucun matériau nouveau et ramène fermement les choses à la tonalité mère. Les auditeurs qui connaissent la version finale discerneront sans peine de nombreuses textures différentes, et la présente version comporte un enchaînement de matériau thématique proéminent, supprimé ultérieurement. Pour resserrée que la pièce allait devenir, la première version possède une réelle puissance et un caractère propre, et elle a dû étonner ceux qui l’entendirent pour la première fois, tant elle est audacieuse, à tous égards, pour son époque » (extrait des notes rédigées par Leslie Howard pour Hypérion, 1997).
6 Les Paralipomènes sont d’abord des Livres de l’Ancien Testament, au nombre de deux, appelés en général « Chroniques », qui constituent un supplément au Livre des Rois. Les Parerga et Paralipomena de Schopenhauer que Liszt aimera citer ne sont publiés qu’en 1851.
7 Leslie Howard, op. cit., CD 80, plage 1.
8S158b. Leslie Howard, op. cit., CD 80, plage 6. Elle dure un peu plus de 20 mn ici.
9 Les Prolégomènes à toute métaphysique future de Kant sont connus de Liszt (ce sera plus tard une des lectures favorites de Carolyne von Sayn Wittgenstein), et il a pu rencontrer Ballanche et lire ses Prolégomènes aux Essais de palingénésie sociale – Essais jamais achevés, mais le Tome premier, Prolégomènes, a paru en 1827 à Paris (Ballanche est proche de Chateaubriand, et même si Liszt est surtout proche de Lamennais, il connaît Ballanche, cf. infra note 16). Chose étonnante (pour nous, esprits soi-disant modernes qui croyons que poésie et philosophie sont séparées), mais naturelle pour Liszt et l’époque, Kant et Ballanche citent tous deux dans leurs Prolégomènes Virgile, le guide de Dante…
10 Rappelons que le fameux triton était utilisé dans le chant grégorien (l’appellation « Diabolus in musica » ne semble pas attestée au Moyen Âge), et que c’est la polyphonie renaissante qui prendra l’habitude de l’éviter sans se priver parfois de goûter au fruit interdit (Gesualdo). Bach l’emploie parfois. Liszt avant Wagner le remet à l’honneur.
11S158c. Leslie Howard, op. cit., CD 81, plage 19. Elle dure un peu plus de 18’15 dans son interprétation. Leslie Howard note : « Un second ensemble de révisions, beaucoup plus vaste, porte le titre définitif et une structure à un mouvement, mais de très nombreuses rectifications et altérations finales furent ajoutées au moment de la correction pour donner la présente œuvre » (extrait des notes rédigées par Leslie Howard pour Hypérion, 1997).
12 L’œuvre est communément appelée « Sonate après une lecture de Dante » et elle est en effet décrite comme « une lecture de » sur la page de titre, mais ensuite elle est intitulée « Après une lecture du Dante » au début de la musique et dans le titre corrigé sur le manuscrit.
13Notes rédigées par Leslie Howard pour Hypérion, op. cit., 1997.
14S161. Leslie Howard, op. cit., CD 10, plage 7. Elle dure un peu plus de 17’36 dans son interprétation.
15 Mallarmé, Remémoration d’amis belges, où la cathédrale de Bruges nous verse, pour nous immémoriaux, pli selon pli, le baume antique du temps – matrice de Pli selon pli de Boulez. Il y a dans le rapport du Liszt d’Après une lecture du Dante à Dante quelque chose d’analogue au rapport de Boulez à Mallarmé dans Pli selon pli : un Portrait de l’écrivain qui est en réalité un Autoportrait du musicien (cf. « Ptyx, Essai d’interprétation de Pli selon pli – Portrait de Mallarmé de Pierre Boulez », dans Ouallet Yves, Temps et fiction, Tome I, Seconde Partie : Pli selon pli, troisième section : « Le Pli et le temps », Pesses universitaires du Septentrion, 2001, pp. 564-633.
16Alan Walker, Franz Liszt, Faber and Faber limited, 1983. Traduction française Fayard 1989, en deux tomes. Pour cette citation, cf. Tome I p. 146.
17Alan Walker, op. cit., p. 157.
18 Alan Walker, op. cit. p. 181.
19 Alan Walker, op. cit., p. 146.
20Ibid.
21 Voir Alan Walker, op.cit., en particulier le tome 1, 1811-1861, pp. 284-289. Leslie Howard a mis au jour le premier fragment de 1837 ignoré d’Alan Walker ainsi que les manuscrits des Paralipomènes et des Prolégomènes. Alan Walker écrit (p. 284) : « À la suite de Ramann, la plupart des spécialistes de Liszt continuent à considérer que cette composition remonte à l’époque idyllique de 1837, où les amants de Genève vivaient à Bellagio sur les rives du lac de Côme. Lisant Dante ensemble dans une retraite pastorale au pied de la statue de Comolli, Dante conduit par Béatrice. En fait, Liszt n’entreprit Après une lecture du Dante qu’en septembre 1839 ». La datation n’est pas ici absolument essentielle. L’essentiel est l’écriture italienne, ensuite ce sont les interprétations de l’inscription autobiographique qui diffèrent. Marie d’Agoult prétendra toujours qu’elle est inscrite dans Après une lecture du Dante, dans sa correspondance, mais surtout dans son roman autobiographique Nélida (sous le pseudonyme de Daniel Stern, dont l’idée germe au retour de Marie à Paris fin 1839 et qui paraîtra dix ans plus tard), et l’interprétation de leur couple qu’elle donnera à Balzac pour l’œuvre littéraire qui comptera le plus pour la postérité : Béatrix.
22 Alan Walker, Ibid., p. 275.
23 Rome où le troisième enfant du couple va naître.
24 Pour le concept d’identité poétique, voir Ouallet Yves, L’écriture et la vie, tome I, Inscriptions, chapitre troisième « L’identité poétique », éditions Phloème, 2015, p. 107 sq.
25 Alan Walker, op. cit. tome I p. 289.
26 Peinture et sculpture sont reconduites ici encore à l’écriture par Liszt. Grâce à l’usage ultérieur que Liszt fit du second thème (sol majeur, lento) de Sposalizio dans l’œuvre pour voix et orgue intitulée Zur Trauung (« Aux épousailles »), et cataloguée autrement Ave Maria III (cette mélodie honore Marie), Liszt double la peinture de Raphaël d’un texte. Pour Il Penseroso, Le Penseur de Michel Ange qui orne le tombeau de Lorenzo de Medici à San Lorenzo, Liszt cite dans la partition ce quatrain de Michelangelo :
Grato m’è il sonno, e più l’esser di sasso.
Mentre che il danno e la vergogna dura.
Non veder, non sentir m’è gran ventura
Però non mi destar, deh’—parla basso!
Fait de pierre, le sommeil me rend heureux
tandis que j’endure le dommage et la honte.
C’est une grande chance de ne pas voir, de ne pas entendre.
Mais ne me réveillez pas, je vous en prie – parlez bas!
À la Renaissance, la séparation moderne entre les arts n’existe pas. Tout artiste est philosophe et a rapport à l’écriture – mais les ombres de l’écriture hantent Liszt beaucoup plus que ne l’exigeait le précepte de Léonard de Vinci : La pittura e cosa mentale.
27 Liszt a bien écrit du Dante au lieu de de Dante.
28 Projet de préface aux Contemplations d’Olympio, ouvrage qui ne vit jamais le jour.
29 Voir supra, note 19.
30Alan Walker, op. cit., tome I, p. 287. Ces trois exemples sont la suite de tritons (incipit déjà analysé par nous, cf. supra), ce motif du chant III et le motif en fa dièse majeur que nous analyserons plus loin.
31Inferno, Canto III, v. 22-30, trad. Jacqueline Risset, Flammarion, 1985, coll. GF 1992, éd. corrigée 2004, pp. 40-44.
32Ibid., Canto V, v. 25-27, pp. 58-59.
33Ibid., Canto XXXIV, v. 16-18, pp. 304-305.
34 La Sonate à Thérèse de Beethoven (N° 24), sonate heureuse qu’il déclarait préférer à la Clair de lune en ut dièse mineur, est en fa dièse majeur, de même que la Barcarolle de Chopin, autre musique d’eau heureuse que Ravel aimait presqu’autant que Les jeux d’eau de la Villa d’Este.
35 C’est en fait Lorenzo qui dit : « The man that hath no music in himself… » (The Merchant of Venice, V, 1, v.83 sq.). Shakespeare est évidemment le poète essentiel qui à lui seul continue entre Dante et le XIXe siècle…
36Ernest Ansermet, « La création historique de la musique dans l’empirisme », dans Les Fondements de la musique dans la conscience humaine, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p. 680.
37Crise de vers, publié dans La Revue blanche, septembre 1895 (repris dans Divagations, 1897).
38Inferno, op. cit., Canto I, v. 61-63, trad. Jacqueline Risset, pp. 26-27
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